Par Foued ALLANI Le modèle qui se voulait de développement, en vigueur depuis l'indépendance politique de notre pays, a, en élargissant le fossé entre les régions, provoqué le dépeuplement des unes, la majeure partie du territoire, et le surpeuplement sauvage des autres, situées le long des côtes orientales du pays. Cela a donné naissance à un phénomène complexe et très néfaste, l'expansion rapide et démesurée de la «rurbanité». Exemple vivant du mal-développement, dont est victime notre pays, la «rurbanité» est un monstre social similaire au monstre biologique issu d'une mutation génétique régressive donnant un être laid, stérile et non viable. Pire, il est l'anti-développement par excellence. Cette forme de vie sociale, la «rurbanité», due à l'exode rural massif vers les grandes villes à la recherche du travail, a pris un caractère invasif qui a fini par rompre l'équilibre de l'écologie sociale urbaine déjà sclérosée par la colonisation et des siècles de décadence. Les citadins ayant participé eux aussi à la misère rurale à côté de politiques de développement rural de façade qualifiées par les spécialistes de saupoudrage. C'est ainsi que les valeurs positives du monde rural se sont estompées face à une réalité violente et déroutante, alors que les valeurs de la citoyenneté n'ont pas pu être adoptées. Un déracinement et une crise identitaire qui se sont traduits par des comportements anti-sociaux (y compris l'intégrisme religieux), délinquants, souvent criminels et surtout de rejet (forte volonté de quitter le pays même mentalement). Dépeuplement des campagnes, disparition des villes Mais sans aller jusqu'à ces extrêmes, disons que la «rurbanité» comme forme d'inadaptation sociale va rejaillir sur l'ensemble des catégories sociales, les institutions et les valeurs d'une façon générale. D'où l'apparition d'un déficit de compétences sociales urbaines nécessaires aux activités relevant des secteurs administratif, commercial, financier, des métiers techniques, pédagogiques, sociaux et autres. Il s'agit d'un phénomène d'exclusion inverse qui va éjecter les meilleurs car ne pouvant plus s'adapter à la médiocrité sociale et professionnelle qui va régner. La mentalité «rurbaine», non habituée au civisme, à la discipline, aux convenances sociales nécessaires au vivre-ensemble et même à une gestion citadine de l'espace, se trouve, en effet, en porte-à-faux avec les exigences d'une vie citadine civilisée et policée et finira par les balayer. En dépassant le seuil de tolérance de l'acculturation qui permet la transition réussie «rural-urbain», phénomène continu et tout à fait normal, la «rurbanité» provoque une cassure dans les deux milieux. Rupture brutale qui se traduira comme déjà dit par des pratiques anti-citoyennes, donc pour rester dans cette sémiotique, une vraie catastrophe. Rappelons que la réalité rurale tunisienne était basée sur deux types de populations : la paysannerie liée à la terre, laborieuse, patiente, pacifique et de tradition légaliste et les populations nomades vivant au jour le jour sans tradition de travail et dotées d'une mentalité rebelle avec un tribalisme fortement ancré. C'est ce dernier type de population qui va trouver plus de difficulté à s'intégrer dans la réalité urbaine et sera victime de cette mutation non réussie car brûlant les étapes. (Une première sédentarisation du type paysan aurait atténué cet effet). Résultat, il n'existe presque plus de villes dans le vrai sens du mot, mais d'agglomérations «rurbaines» qui s'étalent à perte de vue. S'affirmer ou mourir C'est donc avec toutes ses tares et la loi du nombre aidant que la «rurbanité» a envahi la vie citadine, déjà souffrante de nombreux problèmes, dont le regard réducteur et méprisant des populations des villes envers les nouveaux venus. Des attitudes profondément ancrées depuis des siècles et qui ont fait que le monde rural subit, en fait, une double colonisation. N'oublions pas là qu'entre-temps les zones rurales perdaient en continue leurs forces de travail et le savoir-faire ancestral relatif aux activités agricoles et celles liées à la terre d'une façon générale. Le lien affectif et culturel qui jouait le rôle de référence majeur. Devenue le modèle par excellence, la vie citadine, même pauvre et misérable, a ainsi empêché la création d'un mouvement socio-professionnel dans le sens inverse. C'est-à-dire, la création du métier d'agriculteur. Rappelons que dans les pays développés, l'agriculture est un métier à part entière et non une activité héritée au hasard de la naissance à la campagne. Et ce sont les agriculteurs qui sont les professionnels les mieux formés (cultivateurs, mécaniciens, électriciens, éleveurs-zootechniciens, gestionnaires... à la fois) et des hommes «d'affaires» qui gagnent très bien leur vie. D'ailleurs, bon nombre de nos jeunes, qui ont choisi d'émigrer en Europe, se retrouvent là-bas en fin de parcours à travailler dans l'agriculture s'ils veulent échapper aux réseaux du crime organisé. Evoluant dans des conditions difficiles, les jeunes issus de cet exode, devenus par la force des choses des «rurbains», donc déracinés (même phénomène et conséquences dont sont victimes les beurs), vont généralement avoir une scolarité non concluante et se retrouver face à leur destin qui n'a rien de rose. S'affirmer par tous les moyens sera donc leur devise : «s'affirmer ou mourir». Devinez alors les différents scenariis qui s'offrent à cette catégorie de la population qui ne peut pas ne pas comparer sa condition à celle d'autres du même âge qui jouissent de toutes les facilités. Inverser le processus Il ne faut pas oublier que le régionalisme, le favoritisme et le népotisme, qui ont sévi chez nous depuis l'Indépendance et qui entre autres ont participé à l'apparition et au renforcement de la «rurbanité», ont eu pour entre autres effets de créer un «tribalisme» marqué dans certains secteurs de l'économie, surtout précaire et parallèle. Une réalité qui a participé au renforcement de l'anti-citoyenneté avec son corollaire inquiétant, la loyauté envers le groupe restreint aux dépens de la loyauté envers la patrie dans son ensemble. Une société dans la société et une foule de pouvoirs dans l'Etat. C'est la «rurbanité» qui, en atteignant son apogée, a par ailleurs été à l'origine de la révolution. Phénomène qui a été promptement récupéré par la nouvelle classe politique formée pour sa grande partie de citadins de souche ou d'anciens ruraux de longue tradition urbaine. Catégories qui généralement n'avaient auparavant rien fait pour améliorer les conditions de vie des populations rurales puis «rurbaines» et contre la pauvreté d'une façon générale. Cela s'est entre autres traduit par une action politique ne répondant pas directement aux besoins à l'origine du soulèvement. Encore une fois et à cause de l'absence d'harmonie entre les deux types de populations, la dynamique socio-politique et économique est minée par les dysfonctionnements. Aucun développement ne pourrait être donc réalisé tant que la «rurbanité» pèse de tout son poids sur le pays. Un mouvement culturel en profondeur est nécessaire pour instaurer les valeurs positives au sein de ce milieu, et ce, à côté des efforts qui viseraient les aspects socioéconomiques, l'amélioration des conditions de vie en premier lieu. Des politiques efficaces de développement rural sont aussi à metter en œuvre en urgence. Afin d'abord de fixer les populations rurales et d'amorcer ensuite un retour à la terre, y compris chez bon nombre de citadins, non pour y résider seulement mais pour la faire fructifier aussi.