On nous avait promis une soirée de la poésie arabe pour le 12 août à Carthage, mais les noms qui ont défilé sur scène, dans la première partie du spectacle, étaient exclusivement tunisiens. Dans la liste de ceux annoncés, deux grands absents: Adam Fethi et Tamim Al-Barghouti. Les autres ont fait ce qu'ils ont pu devant un public venu principalement pour le Trio Joubran, et qui n'a pas cessé de les réclamer. Ils ont fait ce qu'ils ont pu en dépit d'une organisation qui n'a pas su les valoriser, ni dans leur présence sur scène ni dans les vers qu'ils sont venus partager. Bechir Kahweji, Moncef Ouhaïbi, Abir Mekki, Mohamed Ali Yousfi, Mohamed Khaldi, Adel Miizi, El Mouldi Farrouj, Majdi Ben Aïssa, Bahri Arfaoui et Jamel Slii avaient tous des mots à lire, mais ils n'ont pas tous eu leur mot à dire auprès du public. Ce n'est donc pas grâce à Carthage que la poésie tunisienne sortira de son statut de parent pauvre, parmi d'autres, des manifestations culturelles en général et estivales en particulier. Et ce n'est point par manque de talents. Les poètes de la soirée méritaient une oreille plus attentive et plus d'encouragement, étant eux-mêmes ouverts sur le monde, dans leurs poèmes. Certains parlaient de résistance et de révolution, d'autres étaient plus rêveurs. Moncef Ouhaïbi, qui n'a rien à prouver, est venu avec un long poème, inspiré du personnage de Benjamin Button, campé par Brad Pitt dans le film de David Fincher L'Etrange histoire de Benjamin Butto (2008). Un personnage à la courbe de croissance inversé, qui né à l'état de vieillesse et se rajeunit au fil des années. L'objet de son poème «Benjamen Button dans un grain de sel» est d'imaginer à quoi ressembleraient nos vies si l'on était tous des Button. Adel Miizi a pu, quant à lui, arracher son moment de gloire auprès du public, qui a applaudi son poème énumérant les signes d'une «dictature naissante» en Tunisie. Trio Joubran, le oud en 3D Le public semblait cuire à petit feux en attendant les trois frères palestiniens Samir, Adnan et Wissam. Ces derniers ont pris tour à tour le chemin de leur tradition familiale de fabriquant et de joueur de luth, avant de se réunir en tant que trio, formant l'un des groupes les plus prisés d'Europe, dans la catégorie musiques du monde. D'une poignée de spectateurs à Sousse en 2008, à un Hammamet bien garni en 2009, les voilà face à la consécration à Carthage. Ils ont quitté la scène après une ovation debout. Ils y sont venus présenter leur spectacle A l'ombre des mots, en hommage au très cher à leurs cœurs Mahmoud Darwish, disparu le 9 août 2008. Le poète a été leur compagnon pendant 12 ans, pour plus d'une trentaine de spectacles, et il leur avait demandé de ne pas faire de ses poèmes des chansons. Ce qu'ils ont fait est beaucoup mieux : des morceaux instrumentaux, sur la voix de Darwish récitant lui-même ses poèmes. On ne le dira jamais assez, mais personne ne récite les poèmes de Darwish mieux que lui. Et de Trio Joubran affirme qu'après lui, il ne refera pas l'expérience. C'est donc l'histoire d'une étrange complicité qu'est celle de A l'ombre des mots, ou Le lanceur de dés , Une leçon de Kamasutra, Sur cette terre et d'autres des plus fameux poèmes de Darwish, rencontrent Laytana, Masar, Majaz, Sarab et les autres, de subtiles mélodies imaginées et interprétées par trois génies du oud, en compagnie du percussionniste Youssef Hbeisch. Trio Joubran sur scène est une expérience qui ne se décrit pas, mais qui se vit. C'est l'art dans toute sa splendeur et sa rigueur, le respect de soi et de l'autre, c'est des rêves et des voyages sans quitter la terre ferme. Sans exagérer, un concert du Trio Joubran devrait être inscrit dans la liste des choses qu'il faut faire au moins une fois dans sa vie. Un concert des Trio Joubran devrait être prescrit par les médecins. C'est bien plus que de la musicothérapie. En toute humilité, Samir, Adnan et Wissam se sont placés à l'ombre des mots de Darwish, mais ils en sont au même niveau d'illumination. Ils ont même rehaussé et donné une dimension différente à ses textes et à sa récitation. Pendant le spectacle, les Trio Joubran ont également joué cinq morceaux de leur nouvel album Safar, une toute nouvelle expérience qui surprend par ses rythmes plus «décoincés», où la touche orientale des percussions et l'improvisation sont assez perceptibles. Cela change de la composition et interprétation au millimètre près de A l'ombre des mots, et prouve encore une fois le surprenant talent de ces trois prodiges. Bon vent le Trio !