L'auteur nous propose avec ce roman (en langue arabe), «El harqa»*, un voyage en compagnie des «harragas» vers Lampedusa et même un long séjour quelque part en Italie, au cœur d'un réseau de dealers. Epoustouflant ! Comme des centaines de jeunes Tunisiens, Taktouka est tenté de «brûler» (rejoindre illicitement, en dialectal tunisien) pour l'Italie. Une seule différence : il n'est pas comme les autres, ses études supérieures auraient normalement fait de lui au moins un fonctionnaire d'Etat. Longtemps, il a caressé le rêve d'être – au moins ! – ce petit fonctionnaire capable de venir en aide à des parents n'en pouvant plus de pourvoir indéfiniment aux besoins de la famille. Mais le rêve reste suspendu : pas de travail, nulle part. Plus tard, à ses copains de Métlaoui retrouvés en Italie, il dira avec un sarcasme poignant : « La Tunisie s'est tellement développée qu'elle peut exporter sur l'Europe de la matière grise par milliers de sujets ». A bout de patience, il finit par se résoudre à l'idée que, pour fuir son enfer au quotidien, il n'y a qu'une seule solution : el harqa. Commence alors un chassé-croisé avec l'abîme, la peur, l'angoisse, l'espoir et le désespoir, les pleurs étouffés, la misère de l'âme... Sur une embarcation ne pouvant supporter plus qu'une centaine de personnes, ce sont plutôt quelque deux cents âmes qui l'envahissent, pire qu'une boîte de sardines. Puis, la tragédie : quand perlent à l'horizon les premières clartés du jour, Taktouka réalise qu'il est ...seul. Il est l'unique survivant, tous les autres ont péri au tréfonds de la grande bleue. Il sait où retrouver ses copains du bled. Ils s'appellent Le Tigre, L'Eléphant, Ciseaux... Son arrivée parmi eux les indispose, ne leur inspire pas confiance, car ils ne comprennent pas que cet intellectuel ait été réduit, comme eux, à brûler pour l'Italie : mais à quoi servent donc les études si c'est pour être logé à la même enseigne qu'eux ? Méfiants et sceptiques, ils le tiennent plusieurs jours à l'écart. Puis, car c'est un fils du bled, ils daignent lui apprendre les ficelles du métier : l'art de vendre de la zatla et autres drogues sans se faire interpeller par la police. Il est toutefois prévenu: c'est un commerce à hauts risques. Tant pis. Taktouka apprend vite et devient dealer, comme eux. Une autre vie commence : femmes, boissons alcoolisées jusque très tard dans la nuit, repérage des endroits où écouler la drogue et surtout les vrais clients pour ne pas tomber sur des indics. Rien n'y fait. Il se fait attraper un jour par la police. Puis est relâché faute de preuves solides (« C'est le pays des libertés et de la justice ! », conclura-t-il). Sauf qu'un jour, lui et ses copains perdent leur place dans le réseau. C'est un autre, celui des harragas d'El Kabaryya, qui devient maître de la situation. Le clan des Tunisiens s'organise, mais dans la haine, les fils de Métlaoui n'ayant point toléré d'évoluer sous la baguette du réseau d'El Kabaryya. Un monde fou où les maîtres mots sont : méfiance et peur. Mais à la longue, on devient insensible à tout, le plus important est de survivre. Coûte que cela puisse coûter. Soudain, un beau matin, Taktouka se réveille sur un mal qui le ronge cruellement de l'intérieur : le parfum du pays lui manque. Larmes. Gémissements. Lamentations. Le cœur est à ce point pressé dans l'étau de la mélancolie que la décision tombe, pressante et irréversible : pas un seul jour de plus en Italie. L'appel du pays natal ne laisse plus une seule minute de sursis. A bord du bateau vers le pays, Taktouka, les larmes aux yeux, dit son bonheur de retrouver la mère Tunisie. La voix de celle-ci crie dans ses oreilles : « Vraiment ?... Mais alors, pourquoi m'as-tu quittée ? ». Et l'enfant de Métlaoui lui répond : « C'est toi, maman, qui as été injuste envers moi ! Tu as offert de grands postes à ceux qui ne le méritaient même pas, mais rien pour moi qui suis diplômé du supérieur. Mère, tu as été injuste avec moi !! » ? Incroyable pamphlet ! Incroyable premier roman ! Cet ouvrage est à lire absolument. Il est encore plus noir qu'une nuit au fond des mers, il est encore plus beau que Lampedusa. (*) Sud Editions, 224 pages.