A l'origine, c'est une banale bagarre entre des bandes rivales pour le contrôle d'un territoire. Sur son lit d'hôpital, le commandant Wissem Ben Slimene, qui a reçu un coup de sabre ou de hache sur la tête, ce funeste samedi soir 27 octobre où tout a commencé, ne dit pas autre chose dans une interview à une radio nationale. Sauf que l'une des deux bandes, qui se définit elle-même comme salafiste et fière de l'être, ne reconnaît pas les lois de la République et veut imposer ses propres lois à Douar Hicher, banlieue nord ouest de Tunis, au quartier Khaled Ibn Walid précisément, à l'instar d'autres bandes salafistes proliférant dans le pays et qui contrôlent d'autres zones de non-droit. Circonstance aggravante, ce maillage territorial prend pour point d'appui les mosquées. Hier en milieu de matinée, nous nous sommes rendus à Douar Hicher en taxi. Le chauffeur après avoir entendu notre requête, réfléchit un moment et accepte de nous accompagner «en prenant le risque de jouer avec mon gagne-pain », déclare-t-il, le ton grave. En passant devant la mosquée Ennour où les affrontements ont eu lieu la veille, la situation paraissait surréaliste, tirée du scénario d'un film historique. Nous découvrons un quartier livré à lui-même, échappant à toute norme contemporaine. Quelques enseignes lumineuses paraissent anachroniques. Aucun agent des forces de l'ordre n'est visible. Les restes d'un étal de fruits et légumes incendié jonchaient le sol. Des rangées d'hommes, jeunes et moins jeunes, portant de longues barbes et accoutrés à l'afghane pour la plupart, étaient postés devant la grande porte de la mosquée et semblaient attendre quelque chose. Faisaient-ils le guet? Ou attendaient-ils les obsèques ? Des groupes d'hommes en plusieurs cercles plus loin se concertaient entre eux et semblaient scruter l'horizon l'air important, le regard dur. «Depuis la révolution, dans certaines mosquées sont stockés des sabres et des couteaux» « Ils attendent peut-être la dépouille, spécule notre courageux accompagnateur, les obsèques sont prévues après la prière d'El Asr ». On a fait quelques mètres en taxi et on descend chercher l'information : « Je suis journaliste, que s'est-il passé?» « Allez-vous en», nous répond-on. Racontez- nous ce qui s'est passé hier», j'insiste. «Partez», dit un autre. L'ambiance commence à s'échauffer, un début d'attroupement se formait, on regagne d'un pas furtif le taxi. Au moment de redémarrer, un salafiste passe sa tête hirsute à l'intérieur et déclare d'une voix posée mais le doigt menaçant : «Si vous prenez des photos, on vous casse la caméra». «Non, nous n'avons pas l'intention de vous prendre en photo», rétorquons-nous. Le taxi démarre rapidement. Quelques mètres plus loin, nous accostons un homme, un habitant de ce quartier de tous les dangers, menuiser de son métier, la trentaine, le regard clair, le visage maigre, voulant rendre service, il a bien voulu nous parler sous le couvert de l'anonymat : «Il faut savoir, accuse-t-il en jetant des regards inquiets autour de lui, que depuis la révolution, des sabres et des couteaux sont amassés régulièrement dans les mosquées, du quartier Walid, la mosquée Ennour et la mosquée 56. Les gens sans histoire font désormais la prière chez eux ou dans la mosquée Azabi qui a pu échapper au contrôle salafiste. Tout ce quartier Ibn Walid est sous la coupe salafiste. Ils se réunissent dans la mosquée chaque nuit, le groupe s'est élargi. Il faut savoir aussi que notre quartier est grand, il y a de tout, l'alcool et même la drogue y circulent, les salafistes ont voulu imposer leur loi aux vendeurs et consommateurs de ces substances, c'est devenu une guerre de clans entre les deux groupes». Les faits qui ont eu lieu dans la nuit de lundi à mardi sont la reproduction exacte de ce schéma qui vient de nous être décrit par notre menuisier troublé. Et voilà maintenant l'histoire telle qu'elle nous a été racontée par un troisième témoin que nous allons nous garder de décrire, voisin du muezzin tué de la mosquée Ennour : le jour de l'aïd, un groupe était allé se saouler dans un cimetière, un salafiste est allé les réprimander, une bagarre éclate, chaque groupe appelle ses renforts. La rixe reprend de plus belle, le lendemain. Les forces de l'ordre, appelées, interviennent. Agression à l'arme blanche du commandant Ben Slimen par un dénommé Saddam. Riposte de la Garde nationale et interpellations. Les événements se succèdent, ils ont débouché la nuit du lundi à mardi sur l'appel au djihad dans les mégaphones des mosquées du quartier El Walid. Deux morts du côté des salafistes et des blessés graves dans les rangs des forces de l'ordre et une situation chaotique qui échappe à tout contrôle. « C'est un corps parallèle au ministère de l'Intérieur qui fait la loi et applique les châtiments, à l'homme qui boit et à la femme non voilée» Repartant en taxi dont le chauffeur commençait à s'inquiéter, nous nous arrêtons devant le district de la Garde nationale de la Manouba, Mohamed Slim Adala, membre du comité constitutif du syndicat de la Garde nationale, nous y accueille et déclare à La Presse: « Le plus grave, c'est que ce courant ne compte pas baisser la pression, nous avons des informations provenant de nombreuses sources, selon lesquelles ils sont en train de se former en groupes dans les mosquées et de réunir les armes et les cocktails Molotov pour attaquer les forces de l'ordre où qu'elles soient. Il faut savoir que cette violence, martèle-t-il, qui est en train de proliférer échappe à tout le monde et personne n'est intervenu jusque-là pour l'arrêter. Il faut savoir que cela fait un moment que le corps des salafistes travaille et qu'il a pris de l'assurance. C'est un corps parallèle au ministère de l'Intérieur qui fait la loi, applique les châtiments, à l'homme qui boit et à la femme non voilée. Qui a donné le droit à ce corps d'agir dans le pays ? Je dois dire, analyse-t-il, si cette violence continue, je mets en doute la révolution qui a été faite pour la dignité. C'est une révolution de violence et de vengeance dirigée contre nous, précisément ». Dans des locaux délabrés de la Garde nationale, les visages étaient graves, les équipements usés, un bureau bancal gisait dans un coin, les ordinateurs éteints et un fusil de chasse était couché sur un autre bureau, le spectacle était désolant et ne rassurait guère. Avant de terminer, l'agent nous prie avec insistance de rentrer : « Vous êtres considérée comme une laïque, une cible, vous êtes mère de famille, ne prenez pas de risques. C'est dangereux, arrêtez de circuler ici ». Voilà les faits, il est devenu dangereux pour tout le monde, a fortiori pour une femme, de circuler en plein jour dans des zones de non-droit, des zones se voulant un défi à la République, un déni frontal et violent des lois « posées ». Ce pouvoir parallèle qu'on a laissé proliférer impunément a sa propre norme qu'il est en train d'imposer. Il a laissé voir sa stratégie maintenant déclarée, celle de dire le droit, de dire la norme, de dire la justice et d'administrer les territoires qu'il contrôle, il ne s'en cache plus. On a laissé faire.