Propos recueillis par M.H.ABDELLAOUI Serait-on en mesure de se regarder dans le miroir pour faire face à son passé criminel et assumer les atrocités dont on a été l'artisan ? Peut-on sacrifier la quête de la justice au nom d'autres objectifs, dont la réconciliation ? Peut-on jeter les fondements d'un Etat de Droit en faisant l'impasse sur les crimes du passé ? Ou, plutôt, doit-on punir les coupables au risque de mettre en danger la cohésion sociale ? C'est autour de ces interrogations que se sont articulés les travaux de la journée ouverte sur la justice transitionnelle tenue, hier, au ministère des Droits de l'Homme. Et, également, à ces mêmes questions auxquelles ont tenté de répondre certains hommes qui ont déjà enduré le mal de la répression et les affres de la torture. Témoignages : Samir Dilou (ministre des Droits de l'Homme et de la Justice transitionnelle et ancien prisonnier politique) Une approche historique et descriptive en attendant le reste La justice transitionnelle est le sujet de l'heure. D'ailleurs, pour un pays en période de transition comme le nôtre, il devient nécessaire de mobiliser toutes les forces vives afin d'établir un éthos social rompant avec les crimes du passé et de pousser les différents processus de reconstruction sociale et mémorielle. L'initiative d'aujourd'hui est basée sur une approche essentiellement historique et descriptive. Je parle notamment de cet important travail de documentation, alliant l'écrit et le visuel. Les listes tapissant les murs que vous voyez résument à elles seules notre démarche. Nous traitons avec tous les concernés et toutes les victimes sur le même pied d'égalité et en gardant la même distance par rapport à tous, indépendamment de leur appartenance politique ou idéologique. Pour ce qui est de la transformation des locaux du ministère en une prison provisoire, cela découle de notre détermination à mieux sensibiliser les Tunisiens à la question de la justice transitionnelle comme étant une démarche basée sur la logique du repentir après avoir rendu des comptes et non sur une logique de vengeance. Dans cette optique versent, en effet, les procédés pédagogiques adoptés, à savoir la représentation théâtrale et le film-documentaire « les Disparus » réalisé par la chaîne Al-Jazeera, qui sera exclusivement diffusé en première aujourd'hui. J'aimerais bien ajouter, de surcroît, que le projet de loi relatif à la justice transitionnelle qui vient d'être présenté au chef du gouvernement, fera bientôt l'objet d'une large étude à laquelle prendront part des experts et bien des composantes de la société civile. Et ce, afin de lui apporter les réformes nécessaires pour finalement élaborer une version finale répondant aux attentes de tous. Nous avons déjà reçu des propositions et suggestions de la part de l'Afrique du Sud et du Maroc que nous sommes encore en train d'étudier afin d'établir ce qui peut aller avec nos spécificités. Pierre Combernous (ambassadeur suisse à Tunis) Une mémoire des crimes pour une bonne reconstruction nationale Je pense que cette initiative est salutaire, dans la mesure où elle permet de passer en revue tout ce qui s'est passé en Tunisie en matière de violation des droits humains. Nous soutenons la Tunisie dans son œuvre pour la mise en place des mécanismes susceptibles de garantir une transition démocratique sur la base du droit, de la justice et de l'équité entre tous les citoyens. De ce fait, nous demeurons déterminés à lui apporter le soutien dont elle a besoin pour ce qui est des démarches à suivre, dans l'objectif d'éviter l'instrumentalisation et de rétablir la démocratie. Mustapha Filali (ancien ministre) Nos difficultés sont énormes Que voulez-vous que je vous dise, sauf que nos difficultés sont énormes ? A mon sens, le propre des périodes transitoires est d'être au carrefour de toutes les difficultés. Notre pays est justement au cœur de ces difficultés que nous devons maîtriser par la rationalité et la concordance de toutes les forces vives du pays. Espérons des lendemains meilleurs. Saber Hamrouni (ancien prisonnier politique du mouvement Ennahdha ) Du cinéma Pour moi, tout cela est du cinéma. Ils ne font que façonner l'histoire à leur insu. Oui, ils ont faussé l'histoire, alors que nous, témoins oculaires des atrocités commises derrière les barreaux, sommes encore vivants. Parmi les inscrits sur leurs listes, il y a plein d'hommes qui ont rendu l'âme sous la torture et ils ne l'ont pas mentionné. Certains acteurs et responsables de la justice transitionnelle veulent réduire nos malheurs et nos souffrances à de simples anecdotes historiques que nous devons oublier avant toute reddition des comptes et toute compensation. Plusieurs vérités sont encore dissimulées. Ils veulent tourner la page et parachever le sujet en jetant de la poudre aux yeux. Et ce, dans l'objectif de mettre en veilleuse des trahisons qui n'ont fait qu'enfoncer le clou. Je veux dire que la plupart des associations, surtout celles actives à l'étranger, qui prétendaient défendre les droits de l'Homme se sont enrichies aux dépens de nos tourments. Aujourd'hui, ces faux activistes des droits de l'Homme veulent tout simplement tourner une page sombre de notre histoire afin de servir leurs propres intérêts. Mais, nous n'oublierons point le passé avant que toute la vérité ne soit dévoilée. Nous exigeons outre la reddition des comptes, des dédommagements à retenir sur les biens du président déchu et non sur ceux du peuple. Cela pour dire que la justice transitionnelle a besoin de faits concrets et non de palabres vides qui ne mènent nulle part. Zouheir Makhlouf (membre d'Amnesty International Tunisie et ancien prisonnier politique) Soulageant mais insuffisant Le visionnage de leurs malheurs et souffrances soulage les victimes, dans la mesure où l'on donne l'impression qu'on est sensible à leur cause. Cela aide, autrement dit, à absorber la tension et à calmer les esprits, mais ne peut en aucun cas se substituer aux mesures légales qu'il faut prendre. Ce qui s'est passé dans les lieux de détention est pire que ce qui est mis en scène. Il y a d'autres images et scènes que les acteurs n'ont pas pu interpréter, vu leur atrocité et leur impudeur. L'initiative en soi est digne d'estime. Toutefois, il faut dire que la question de la justice transitionnelle a tellement traîné au point de dissuader plusieurs victimes de parler et de se dévoiler. Ces victimes se montrent de plus en plus pessimistes et désespérées en voyant leurs tortionnaires vivre allègrement leur vie dans l'impunité totale. Je pense qu'il est temps de poursuivre et de condamner les vrais responsables des tragédies qu'ont vécues ces hommes malmenés sous l'ancien régime. Nous sommes pour la reddition des comptes, pour le rétablissement de la justice et non pour la vengeance.