Progressivement, la peur s'est réinstallée même chez les artistes plasticiens, depuis les fâcheux événement d'El Ebdellyia. En bon observateur, depuis le 14 janvier, j'ai remarqué que le travail accompli par les photographes pour rendre tout son éclat à la révolution tunisienne, n'a eu, finalement, que très peu d'incidence dans le domaine de la peinture ou de la sculpture. La photographie justement, qui était considérée —comme la gravure— et depuis des décennies comme le parent pauvre de l'art en Tunisie, a conquis une certaine «gloire» universelle du fait de l'Internet et des réseaux sociaux. C'est elle qui a «illustré» tous les événements qui se sont succédés jusque-là et qui continue d'ailleurs à le faire. Chez les peintres, par contre, et du fait d'une éthique religieuse, iconoclaste et inquisitoire —apparue tout d'un coup!—, la révolution n'a pas commencé par un changement radical de point de vue sur le réel. Ou très peu, dans tous les cas, du point de vue de l'espace et du temps. Certains artistes n'éprouvant même pas le besoin de changer quoi que ce soit dans leur manière de peindre ou de percevoir la réalité, changeante, et mouvante, depuis deux bonnes années. Dans l'ouvrage consacré à l'un des plus grands adeptes du courant «Nouveau réalisme» et si justement intitulé Arman, passage à l'acte(*), on souligne la chose suivante, à propos de l'acte de créer. Il y a d'abord le choix de l'artiste et Arman déclare ceci : «Quand vous faites un tableau ordinaire, il y a toujours un choix : vous choisissez vos couleurs, vous choisissez votre toile, vous choisissez le sujet, vous choisissez tout. Il n'y a pas d'art : c'est un choix essentiellement». Et c'est la même chose dans le domaine des «ready made» ou au «lieu de le faire, il est tout prêt». Arman passait à l'acte en faisant exploser des voitures. Au début de la révolution tunisienne, c'est le peuple qui a fait sauter les voitures, les fameuses Kya, toutes neuves. Et ce sont les peintres qui sont passés à l'acte second : les peindre, du côté de la banlieue nord de Tunis. Cette manifestation est un cas unique dans les annales de la révolution car, ensuite, l'attitude des artistes a changé, du fait des incidents d'El Ebdellyia justement. Arman était tout à la fois un accumulateur d'objets de la civilisation du XXe siècle (fourchettes, couteaux, montres, violons, luths, revolvers, meubles, etc.), un sculpteur et un peintre qui, une fois l'œuvre terminée, y laissait même les pinceaux et brosses collés au support. Dans leurs choix, chez nos artistes, il s'agissait plutôt d'une «activité indépendante» qu'Arman désignait par «individualisme révolutionnaire». Mais tout au long de sa vie, il a renouvelé les accumulations et les sculptures, les érigeant, à travers un public conquis, en œuvres d'art et de collection à part entière. C'est cela l'effet «Nouveau réalisme», son esprit «révolutionnaire». Chez nous, en Tunisie, «pays d'Islam avant tout» a-t-on dit, l'imaginaire des artistes a été vite réprimé, au nom de l'«interdit figuratif», alors qu'il ne s'agissait que d'«un culte de l'éphémère» capté pour la durée ou la perpétuation. La révolution tunisienne —et en son nom— est encore une aubaine pour les artistes de tous les secteurs d'ailleurs, pour passer à l'acte, créer, conquérir de nouveaux espaces, susciter une avant-garde à l'échelle internationale contre les nationalismes étriqués de la marchandise. ————— (*) De son vrai nom Armand Fernandez (1928-2005) Arman, Passage à l'acte, est un catalogue paru en 2001, à l'occasion d'une rétrospective de l'artiste au Mamac de Nice