Arman est un artiste qui a passé toute sa vie à assembler des objets de façon plus ou mois subjective pour représenter une œuvre d'art. Il n'était pas sculpteur comme César, son alter ego du courant Nouveau Réalisme, ni même peintre. Et quand bien même cela lui arrivait de peinturlurer une toile, il y laissait la brosse avec. Une autre manière, sans doute, de se prévaloir comme «artiste-assemblagiste». Arman savait chiner et on le faisait aussi pour lui. A travers les marchés aux puces et les dépôts des grandes usines et de la ferraille pour choisir et trouver les bons prétextes à la réalisation de l'œuvre d'art. Cela allait des vieilles voitures aux appareils photo, aux montres, aux lunettes, en passant par les meubles, les livres ou les dés (mis en boîte), aux armes à feu, aux instruments de musique qu'il détournait de leur fonction première en les découpant. Même les statues de Lénine qu'on lui envoyait de Russie chez lui dans son atelier du Var, par camions, y passaient. Mais ce sont ses violons surtout qui l'ont rendu célèbre et puis, sur le tard, ses luths (ouds) dont certains collectionneurs tunisiens ont toujours été friands. En 2001, trois ans avant sa mort et alors qu'il était miné par un triple cancer, il avait fait un ultime effort: réaliser une vingtaine d'objets qui correspondent chacun à un siècle, entre deux millénaires. Des objets qui ont un rapport à l'histoire et cette espèce de compromis cher à l'artiste quant à ses choix subjectifs et à son appétit de faire quelque chose à tout prix. Du 10 août au 30 septembre 2001, l'exposition «20 siècles vus par Arman» fut présentée au Chantier Naval Opéra à Antibes-Juan-Les-Pins. Elle eut un grand écho international étant donné la notoriété internationale de l'artiste et l'importance des thèmes inhérents à ces siècles. Elle fit accourir tout le gotha des lettres et des arts, les politiques et moult organisations non gouvernementales. Un an avant la réalisation de ces objets, symboles ou métaphores des 20 siècles, Arman avait fait appel à son meilleur ami, l'écrivain, romancier, philosophe et historien : Umberto Eco. Le dialogue qu'ils eurent en septembre 2000 aura été d'une importance capitale pour Arman et de la concrétisation d'un tel projet même s'il y eut quelques chamailleries amicales quant au choix des symboles de certains siècles. Etant donné l'espace restreint de cette rubrique, j'ai donc choisi de résumer trois siècles sur les vingt, pour démontrer la dimension de la pensée philosophique, historique et esthétique de ces deux personnalités hors du commun : — Concernant le Ier siècle, celui de la naissance du Christ, Arman a donc choisi la croix à travers un tableau intitulé «Golgotha» fait de quatre rectangles avec des bandes (celles de la croix) en néons blancs. C'est, pour Arman, une «croix virtuelle» mais bien un système de supplice en faveur chez les Romains. Et Umberto Eco de faire la remarque suivante‑: «Je me demande souvent ce que seraient devenus l'architecture et l'art chrétien si Jésus-Christ avait été pendu. (…) Toutes les églises auraient une nef centrale avec un seul bras de transept et un ambulacre reliant ce bras à la nef». Mais Arman avait plutôt pensé à une phrase d'Aragon‑: «Quand l'homme ouvre ses bras, son ombre est celle d'une croix». — Second exemple, le VIIe siècle‑: celui, précisément, de la naissance de l'Islam. Arman a peint cette fois et, comme je l'ai dit plus haut, c'est un fait rarissime en plus d'y laisser les brosses. Le tableau sur fond vert représente, à droite, un croissant rouge et à gauche Allah en noir, calligraphié en arabe à l'aide de trois coups de brosses pour chacune des lettres. Les brosses, bien évidemment, restent sur la toile. Arman‑: « Le croissant est un symbole, parce que le calendrier musulman est basé sur la lune‑: le Ramadan, l'Aïd El Kébir changent de date chaque année. La lune est très attachée à l'Islam. Les musulmans ont eu un âge d'or de poètes, de philosophes…». Umberto Eco : «de mathématiciens, de médecins (…). L'Islam des origines avait montré une remarquable capacité de tolérance envers les autres religions (…) jusqu'à l'expulsion d'Espagne. Mais, fondamentalement, l'Islam a toujours été très tolérant». Arman : «Même chez les chiites, comme le libre penseur Omar Khayam et ses «Roubaïats»… Chose curieuse, son protecteur Hassan, le vieux de la montagne, le père des Assassins…» Umberto Eco : «Le grand méchant de l'histoire … Mais je ne veux pas insister sur le fait que, dans mon roman (paru en 2002), il y a aussi le vieux de la montagne qui apparaît ! Tu vois qu'on a des mythes en commun». — Troisième exemple : le XXe siècle, celui de l'automobile. Arman a choisi une DS 19 décapotable de laquelle débordent des ordinateurs. Une installation avec un coucou (l'avion) au-dessus de ce que l'artiste intitule «Touche pas à mon teuf». Umberto Eco : «On pourrait te dire pourquoi tu as choisi la voiture et non la bombe atomique (…) Enola Gay, l'avion qui a lancé la bombe, sur Hiroshima, aurait pu t'inspirer». Arman : «La bombe a, bien entendu, aussi, changé la vie. Mais la voiture, c'est l'objet du siècle que tout le monde veut avoir, dont tout le monde se sert, et sur le compte duquel tout le monde s'est trompé d'ailleurs. Mais les gens ont ce sentiment, que j'ai moi aussi, que leur voiture c'est leur vie, leur deuxième peau». Un homme, si tu le bouscules, ça passe, mais si tu touches à sa voiture ! Umberto Eco : «Ecoute Arman, je ne te demande pas d'inventer l'objet fondamental du XXIe siècle. Avant que ce siècle soit terminé, toi, tu seras mort et moi aussi, si ça peut te consoler (…) Je te demande, sans responsabilité, d'inventer l'image objectale de l'immatérialité.» Arman : «Pfou ! Ce n'est pas trop mon travail car je suis très branché sur le passé. Finalement, en moi, il y a le mot faber, le mot habilis, les premiers hommes, les outils. Le côté virtuel et immatériel, c'est à des jeunes d'y penser.» Umberto Eco : «Je te propose pour le XXIe siècle‑: la fractalité». Arman : «La fractalité ? La théorie du chaos ? C'est évidemment tentant, mais…» Arman décède quatre années plus tard à New York où nous avions été lui rendre visite en septembre 2004, alors qu'il était dans le coma. Le XXIe siècle restera pour lui, comme le dira encore son ami Umberto Eco, «un grand trou noir…».