La classe politique nationale semble vivre, depuis quelques semaines, au rythme d'un remaniement ministériel annoncé, à cor et à cri, et sur le principe duquel tout le monde semble d'accord. Pourquoi ce remaniement ou élargissement tant attendu tarde-t-il à se concrétiser ? Y a-t-il des tractations souterraines qui seraient derrière son blocage ? Au cas où il serait réellement élargi et dépasserait les postes ministériels vacants depuis quelques mois (les Finances et le ministère de la Fonction publique), le remaniement va-t-il se faire aux dépens de la Troïka ou va-t-il au contraire la renforcer ? La Presse a touché un certain nombre parmi les acteurs du paysage politique national. Réactions Naceur Brahmi, membre du mouvement Wafa : Ennahdha cherche à gagner du temps Les postes ministériels déjà vacants et le remaniement qui devient de plus en plus impératif sont deux faits dont le retard est inadmissible. Quant aux raisons, je crois qu'elles sont à imputer aux difficultés de trouver une entente entre le pivot du gouvernement, en l'occurrence Ennahdha, et les autres acteurs politiques nationaux. L'absence de cette entente s'explique par la volonté d'Ennahdha de ne procéder qu'à des retouches superficielles et de continuer sur la même voie depuis la constitution du gouvernement en place. Ennahdha n'est pas prête à revoir le programme gouvernemental, si jamais elle a un programme. Or, tout le monde s'accorde, aujourd'hui, à reconnaître que son échec est patent. Pour exemples, les dérives sécuritaires, le chômage galopant, la cherté de la vie, et essentiellement la mauvaise gouvernance illustrée par le retour de la politique du parti-Etat. Toutes les structures administratives, à tous les échelons, dépendent d'un seul parti pratiquement, ce qui ouvre la voie à tous les dépassements. On est à des années lumière des objectifs de la révolution. Je vois que la Troïka — et essentiellement Ennahdha — voudrait consolider davantage sa domination. C'est peut-être ce qui explique le refus des uns et des autres de répondre à ses sollicitations et de participer à un gouvernement élargi où les nouveaux membres auraient le rôle de figurants. Ceux qui sont au pouvoir n'ont pour objectif essentiel que de gagner du temps en vue de remporter les prochaines échéances électorales en occultant la réalisation des objectifs de la révolution. Ajmi Lourimi, membre du bureau exécutif d'Ennahdha : L'élargissement du gouvernement, un choix du congrès d'Ennahdha La lenteur dans la concrétisation du remaniement est réelle et perceptible. Cependant, il faut revenir à la nature de la coalition gouvernementale au pouvoir pour en saisir les raisons. Dans la coalition actuelle, il faut qu'il y ait consensus entre les trois composantes de la Troïka pour opérer un remaniement ou remplacer un ministre démissionnaire. C'est la coordination de la Troïka qui examine la question et propose les solutions au chef du gouvernement, sur la base de l'accord du parti auquel appartiennent les ministres démissionnaires ou ceux qui seraient nommés à leur place. Dans tous les cas, la décision ne peut être que commune et consensuelle, et ne doit pas affecter les équilibres convenus. Pour ce qui est de l'élargissement du gouvernement, il faudrait rappeler que c'est un choix des partis de la Troïka et essentiellement d'Ennahdha, exprimé clairement lors de son 9e congrès en juillet dernier et réaffirmé lors de la dernière réunion du conseil de la Choura. Cependant, il ne faut pas qu'il y ait de veto de la part de l'une des composantes de la Troïka actuelle tant que nous demeurons attachés au principe de la coalition. Aussi, tout élargissement du gouvernement ne pourra se produire qu'avec l'accord de nos partenaires au sein de la Troïka. Il est probable que le remaniement attendu ne sera pas un simple réajustement à caractère technique, mais plutôt un remaniement significatif avec la participation d'autres parties. Au cas où il serait élargi, l'action gouvernementale connaîtra un nouveau rythme. Toutefois, le remaniement demeurera lié étroitement aux prochaines échéances dont en premier lieu la fixation de la date des prochaines élections. A mon sens, ces mêmes échéances influeront sûrement sur la décision des partis de l'opposition de participer à l'élargissement du gouvernement ou de ne pas y prendre part. Une autre donnée est aussi à prendre en considération. Il s'agit de la poursuite de la légitimité du gouvernement après la date du 23 octobre que d'aucuns considéraient comme une date butoir. Quels que soient le volume ou la nature du remaniement, je suis d'avis que les relations entre les acteurs politiques nationaux évoluent sur la voie de l'apaisement et de l'entente. Je pense également que le climat politique actuel encourage au rapprochement et non à la rupture. Je voudrais souligner, d'autre part, qu'Al Joumhouri et Al Massar se distinguent par un discours modéré et donnent l'impression d'avoir une approche sérieuse vis-à-vis des échéances de la prochaine étape bien qu'ils ne soient pas satisfaits de ce qui a été réalisé jusqu'ici. Abdelwaheb Hani, président du parti Al Majd : Le chef du gouvernement hésitant C'est un remaniement qui tarde à venir du fait des hésitations du chef du gouvernement et de la composition tripartite de la coalition gouvernementale. Cette situation empêche le chef du gouvernement d'agir en homme d'Etat qui prend la décision qui s'impose au moment opportun et le rend prisonnier des équilibres et des tractations au sein de la Troïka et au sein même de son parti. Il y a aussi une sorte de surenchère interne au sein de la Troïka qui nuit au principe de la solidarité gouvernementale. Les dernières déclarations des responsables du CPR montrent bien cette absence de solidarité gouvernementale et dénotent un désir de profiter de la situation et de mettre leurs deux autres alliés en difficulté. Les négociations sont tout à fait légitimes, voire nécessaires, pour élargir la base politique du gouvernement mais elles se sont transformées en tractations souterraines, cherchant à affaiblir le chef du gouvernement. La coordination des partis de la Troïka voudrait instaurer un gouvernement parallèle, pour s'occuper notamment des questions des nominations. Ce qui s'est traduit par l'affaiblissement du Conseil des ministres en tant qu'instance suprême des délibérations gouvernementales. L'élargissement du gouvernement à d'autres forces politiques ou compétences nationales marquera la fin de l'expérience de la Troïka, d'où les résistances, les réserves, voire les blocages, qui empêchent le chef du gouvernement de remplacer deux ministres démissionnaires depuis plus de quatre mois. Chokri Belaïd, coordinateur du Front populaire : Une manœuvre dilatoire Il s'agit d'une manœuvre dilatoire fomentée par Ennahdha afin de récupérer les revendications démocratiques appelant à la formation d'un gouvernement restreint de compétences nationales. Il s'agit également d'une tentative d'Ennahdha visant à rompre son isolement en faisant miroiter tel ou tel portefeuille ministériel à certains partis politiques. La question primordiale consiste en l'échec du gouvernement dans son ensemble et non d'un ministre déterminé. L'échec de ses choix, de ses programmes et de son rendement. Ce qui requiert un changement sérieux et non un remaniement partiel sans signification. D'autre part, l'ensemble des acteurs politiques ont souligné l'importance de dépolitiser les ministères de souveraineté du fait de leur lien organique avec toutes les étapes de l'opération électorale. Or, Ennahdha rejette vigoureusement cette revendication. Refus qui confère à un quelconque remaniement partiel le caractère d'un élargissement d'un gouvernement surchargé par définition. Elargissement qui ne fera qu'agrandir le cercle des responsables de l'échec. Par ailleurs, concernant les informations faisant état d'accords secrets, je pense qu'ils n'ont pas eu lieu. Je suis également convaincu que des cercles proches d'Ennahdha sont derrière ces fuites dans le but de créer une illusion qu'il existe des parties prêtes à briser l'isolement d'Ennahdha et de son gouvernement.