Si la première partie du XXe s. a vu de Stanislavski à Jouvet l'avènement de la mise en scène comme pratique, créatrice singulière sous les espèces de ce qu'on a coutume d'appeler le «théâtre d'art», la seconde moitié a montré la confirmation de cette pratique mais sur le modèle d'un théâtre « critique». Le modèle brechtien a accompli la légitimité de la pratique scénique , et a fondé son rapport au réel. Il s'est donc agi d'une pratique esthétique et sémantique, d'un instrument d'éveil du public et de la manifestation du lieu d'un discours sur le monde. La clé de voûte de cette nature critique et de cette autonomie de l'écriture scénique élaborée sur le matériau textuel est la notion brechtienne de dramaturgie qui s'impose au cœur du travail scénique. Dramaturgie qui n'a rien à voir avec les règles d'écriture et de construction du texte dramatique, mais dont le domaine est devenu, après celui de l'écriture textuelle, celui de l'écriture scénique ,en premier lieu celui du passage du matériau textuel à la construction de la représentation. L'avènement du metteur en scène comme auteur et de la mise en scène comme œuvre à part entière entraîne la nécessité de reconstruire à chaque fois la logique interne du spectacle, ce dernier n'étant plus conçu comme simple transposition ou réalisation naturelle d'une pièce, mais comme une lecture et plus largement encore une re-création. Dans le prolongement de l'héritage brechtien, la mise en scène devient comme le lieu de tous les possibles, et tout particulièrement d'un regard critique sur les œuvres : la scène théâtrale devient le lieu où sont agencés des signes pour faire advenir une lisibilité une fabrique de sens et un discours effectif sur la société et sur le sujet. La dramaturgie des années 60-80 a mis en place des grilles de lecture et a proposé des interprétations qui tendaient à l'univocité . Le théâtre se présente comme instrument pour résoudre le problème de la communication .Il y est question d'intéresser activement l'intelligence, de toucher la conscience que le spectateur a de lui-même. Un théâtre de la prise de conscience, la clé de voûte de la démarche qui se veut pédagogique. Le théâtre de la fin des années 70, début des années 80 a été amené à remettre en cause ce schéma de la prise de conscience. On a pensé que cette manière de décrire la relation au spectateur est devenue totalement rhétorique ( ce qui n'exclut pas qu'elle ait pu avoir une efficacité à un certain moment historique donné). La représentation ne semble plus fortement vectorisée en direction du spectateur, qui était censé retrouver dans le spectacle ce que les auteurs avaient voulu y mettre, mais postuler que le sens doit se faire et finalement soumis à l'esprit de chaque spectateur. On pense qu'il faut laisser idéalement ce spectateur singulier devant un texte joué qu'il va , en effet interpréter. Cette exigence de liberté de pensée devant un spectacle dévoile alors un metteur en scène et un dramaturge qui ne veulent surtout pas faire la leçon au public, mais simplement, baliser le sens. La construction de la signification est un processus en mouvement tout au long du spectacle, plutôt qu'une donnée figée .Le spectateur se fait lecteur toujours en lecture et non un lecteur ayant toujours bien lu ce qu'il fallait lire. Il est lecteur d'un sens jamais figé, mais ouvert .Reste à ne pas confondre la diffraction du sens et sa fuite dans l'incohérence, à ne pas confondre articulation et placage, mais mouvance perpétuelle du sens et réhabilitation de l'obscurité créatrice. Il n'y a pas à figer le sens certes, mais cela ne signifie aucunement qu'il faille abolir tout contrôle .Dans un théâtre du processus, il portera sur les mécanismes producteurs de sens ; non sur les signes produits, mais sur la matrice de production des signes. C'est à cette condition qu'un travail du regard est pensable comme travail et non comme pure projection du spectateur dans le spectacle. Au spectateur est demandé de constituer ses réseaux de significations ; ses étagements propres ,ses parcours divers, en un mot sa propre lecture. Ce théâtre s'affirme comme le lieu de l'exposition de l'«humain» non formaté et non médiatisé, comme le lieu où les discours dominants tout comme les images médiatiques peuvent être abolis. On comprend alors pourquoi la scène se définit plus radicalement comme l'espace où l'on échapperait au discours, ainsi qu'à une certaine image, un lieu où l'on ne chercherait pas à imposer un sens ni à sidérer le regard, mais au contraire à ouvrir ce dernier, et à l'inquiéter, pour décaler et remettre en cause la perception quotidienne. La représentation naturaliste ou réaliste devient l'apanage de la télévision et du cinéma commercial.L'identité politique du théâtre se définit en opposition radicale au modèle médiatique et à la relation de consommation qu'il implique. Lieu de découverte, lieu d'exposition et de présence ou le spectateur est à même d'éprouver et d'interroger dans sa liberté et sa singularité un autre rapport au sens et à la perception. Les jeunes metteurs en scène qui portent l'espoir de demain se déclarent, néanmoins, des passeurs plutôt que des écrivains scéniques. Ils revendiquent un primat du textes sur le discours, et la virtuosité scénique de la mise en scène. Ils rejettent la notion d'écrivain scénique, ils se présentent comme serviteurs du texte — pas à la manière d'un Copeau bien évidemment — puisqu'ils ne sont pas pour la fermeture du sens dans une forme de lecture tautologique. Cependant il s'agit d'être à l'écoute du texte et de ne pas nier les pouvoirs de la scène .Il s'agit plutôt de dénier au metteur en scène la prétention de faire œuvre au détriment des autres éléments de la scène et en particulier de substituer son discours à celui du texte. Il ne s'agit pas de remettre en cause la nature artistique du geste du metteur en scène. Il est question plutôt de redistribuer le jeu qui s'établit entre la mise en scène et le texte qu'elle doit servir au lieu de l'occulter sous le discours du seul metteur en scène .La réflexion de Bernard Dort s'avère d'une singulière lucidité dès la fin des années 80.Il élabore la notion de « représentation émancipée » anticipant le mouvement qui caractérisa très fortement une bonne part des nouvelles pratiques théâtrales qui apparaissent seulement dans les années 90.Ce que Dort constatait c'était le dépassement de la «révolution copernicienne» qu'avait représenté le primat de la représentation par rapport au texte, et l'avènement du metteur en scène, par une nouvelle révolution «einsteinienne» celle-ci qui viendrait non pas annuler la première mais la prolonger. Elle peut se formuler de la manière suivante «Le renversement de la primauté entre le texte et la scène s'est transformé en une relativisation généralisée des facteurs de la représentation théâtrale les uns par rapport aux autres. On en vient à renoncer à l'idée d'une unité organique, fixée a priori, voire d'une essence du fait théâtral (la mystérieuse théâtralité), et concevoir plutôt celui-ci sous les espèces d'une polyphonie signifiante, tournée vers le spectateur» écrivait-il dans son recueil posthume. Afficher ostensiblement la théâtralité. Afficher des présences vivantes sans construire un discours qui les définisse absolument. Exposer les failles et proposer une mise en question de la lisibilité par la matérialité du plateau via le corps de l'acteur, ce sont là les enjeux majeurs du théâtre contemporain. Pour conclure, on peut affirmer qu'en tout état de cause, l'avenir du théâtre est dans la philosophie, dans Platon, dans Aristote. La théorie et la pratique du théâtre font appel à des conceptions profondes, portant sur l'expérience humaine, solitaire ou collective, proche ou lointaine. Ici réside l'actualité du théâtre et sa modernité, toujours en devenir. Voir 1ère partie : Le théâtre, la théatralité, et la cité parue lundi 25 janvier 2010