Par Foued ALLANI Des solutions radicales devront rapidement être mises en œuvre afin d'endiguer les méfaits de notre actuel modèle alimentaire et de jeter les fondations d'un nouveau modèle plus durable, plus efficient et plus productif. Cela fait plus de 25 ans que les spécialistes du domaine (nutritionnistes, économistes, statisticiens, et autres) n'arrêtent pas, en effet, de tirer la sonnette d'alarme à propos de la consommation alimentaire. Un quart de siècle et plus au cours duquel les pouvoirs publics sont restés insensibles et même impuissants, et la tendance générale de cette consommation, qui ne pourrait être qualifiée que de «dérive», est devenue plus néfaste à tous les points de vue. Aussi bien pour la majorité des ménages eux-mêmes, puisque ceux-ci dépensent en moyenne près de 40% de leurs revenus pour l'alimentation, que pour l'économie du pays d'une façon générale. Avec un impact négatif sur la quasi-totalité des plans engendrant des coûts exorbitants (santé, productivité, commerce extérieur, écologie, épargne...), notre modèle alimentaire actuel est en effet un formidable fiasco, avec pour mots-clés : gaspillage, anarchie et dépendance. Il est l'illustration la plus éloquente de la faillite des politiques socio-économiques adoptées depuis l'indépendance politique du pays en 1956 dans ce volet bien précis et qui ont brillé par leur indigence et leur impertinence. Si la Tunisie s'est distinguée en devenant en 1973, le premier pays africain à se doter d'un institut national de nutrition, elle ne peut être fière aujourd'hui d'être le pays le plus gaspilleur, le plus obèse et le plus diabétique du continent. Un pays où ces fléaux augmentent sensiblement d'année en année, créant, par la même occasion, une inquiétante dépendance économique vis-à-vis de l'étranger (aliments et médicaments). Consommation brute et nette en excès Un enfant entre 4 et 6 ans qui n'a besoin que de 1.560k cal par jour peut facilement aller jusqu'à 2.500 k cal par jour et plus. Idem pour un adulte de sexe masculin qui n'a besoin que de 2.600 k cal/j peut facilement dépasser les 3.500 k cal/j. Des excès qui seront chèrement payés en termes de production alimentaire, d'industries de transformation sans aucune valeur ajoutée effective ou presque de soins de santé et de médicament. Avec en plus le manque de productivité générale qui s'ensuit. Non seulement la consommation nette est en excès (par rapport aux besoins humains), mais la consommation brute l'est également si l'on compte l'autre gaspillage, celui qui se traduit directement en déchets ménagers. Ainsi, notre modèle alimentaire actuel est-il devenu depuis de longues années totalement contre-productif. Pire, un vrai boulet que notre économie et notre santé traînent sans répit. Aujourd'hui le Tunisien consomme plus de sucres rapides, plus de graisses saturées, plus de protéines animales, plus de produits industrialisés, plus de fruits et légumes hors saisons. Le tout par le biais de plus de prises alimentaires, plus de repas hors des foyers à des rythmes toujours plus rapides, etc. Bref, son régime est devenu nettement déséquilibré en faveur des nutriments plus susceptibles de lui provoquer des problèmes de santé de plus en plus graves, de plus en plus fréquents et de plus en plus chroniques (donc encore plus coûteux). Phénomène exacerbé par un comportement irresponsable au cours du mois de Ramadan de chaque année, durant lequel la consommation alimentaire augmente de 30% par rapport à celle du reste de l'année. En l'espace de moins de six décennies, le Tunisien est devenu un grand consommateur de pommes de terre, de lait et dérivés, de sucre, d'œufs, de viande de poulet, de café, de concentré de tomate, etc. Autant de denrées dont la production ou l'importation pèsent lourdement sur les finances du pays. Denrées, qui, par la même occasion, poussent notre agriculture à encore plus de dépendance envers l'étranger (semences, alimentation, médicaments, produits phytosanitaires, races sélectionnées...) ou envers l'eau. Une dépendance créée de toutes pièces A cause de notre consommation excessive de sucre ajouté (36 kg/an/personne contre 23 au niveau mondial), par exemple, notre économie se retrouve en train de supporter l'importation en moyenne de quelque 500 mille tonnes de cette denrée. Ajoutons à cela les sommes allouées sous forme de compensation et les terres fertiles occupées par la culture de la betterave sucrière, et admirons le résultat. Idem pour la pomme de terre devenue un aliment de base dans notre actuel modèle. Pesant lourdement sur notre agriculture, ce tubercule possède un index glycémique très proche de celui du sucre pur, donc à risque pour la santé. Aliment très calorique, la pomme de terre est devenue, depuis quelques années, omniprésente avec une nette présence de sa forme frite encore plus énergétique et plus nocive pour la santé. Le même raisonnement pourrait être appliqué au lait qui s'est transformé en l'espace de cinq à six décennies d'un aliment rarement consommé en un aliment «stratégique». A lui seul, il nécessite tout un article où l'on pourrait montrer comment cet aliment complexe mais inadapté à la physiologie humaine (lait de vache) a contribué à déséquilibrer notre alimentation et à grever notre budget. Manger de plus en plus dehors (fast-food) et de plus en plus de produits industrialisés contribue largement à l'alourdissement des dépenses alimentaires par ménage, ainsi qu'au développement d'activités économiques sans vraie valeur ajoutée. Les fast-foods étant en général pour la consommation interne et non pour de larges franges de touristes. Quant aux industries alimentaires, elles sont de plus en plus orientées vers les produits classés superflus avec création parfois de positions dominantes dans le marché. En l'absence d'une structure de planification, de coordination et d'évaluation chargée du suivi de ce dossier à l'échelle nationale (conseil ou commission), notre modèle alimentaire actuel, bâti sur la gestion de l'offre aux dépens de celle de la demande, nous a menés aujourd'hui dans une impasse. En présence d'une activité publicitaire sans garde-fou, excessive, souvent mensongère et sans vrai contre-pouvoir médiatique, nos comportements alimentaires ne feront, par ailleurs, qu'empirer. Il est donc urgent de mettre sur pied ladite structure et lesdits mécanismes de contrôle de la publicité. Un long travail d'éducation orienté vers les changements de comportement est aussi à entreprendre. Son coût inévitablement élevé sera certainement moins prohibitif que celui généré par la situation actuelle.