Un an après les premières élections démocratiques, à défaut de nourrir l'espoir qu'a donné la révolution, la classe au pouvoir agite le spectre de la contre-révolution. «Un concept très dangereux... », nous explique Hatem M'rad, professeur de science politique. Deux ans après le 14 janvier, on parle beaucoup de contre-révolution. Un projet de loi lui est consacré. Que veut-on dire par contre-révolution? Ce texte se contente d'aborder la contre révolution sans la définir. Et toute la gravité est là. Il est rédigé dans un style romancé et lyrique. On peut lire, dans l'exposé des motifs, cette phrase sibylline : «il est du devoir des responsables et garants de la révolution de prendre l'initiative de sa fortification et son immunisation contre les vents empoisonnés de la contre-révolution.» Sur le plan juridique et même politique cela n'a aucun sens. C'est très dangereux car cette opacité permet de déduire des conséquences politiques et juridiques, voire pénales à partir d'une notion qui n'est pas définie. Définir la contre-révolution revient avant tout à définir en creux la révolution. La nôtre est fondamentalement politique. Elle est venue pour rompre avec des lois autoritaires, dictatoriales, discriminatoires avec lesquelles on était gouverné. Comment se manifeste la contre-révolution dans le contexte tunisien ? C'est un élément du discours politique, un abus de langage mêlé à toutes les sauces. Elle est d'abord apparue comme une arme verbale ; un outil pour combattre les adversaires -politiques. Même le gouvernement est taxé de contre-révolutionnaire. On lui reproche de ne pas appliquer les principes de la révolution qui sont la dignité, le travail, la liberté, la démocratie... Il faudrait avant tout préciser le concept. Si la contre-révolution s'applique à tous ceux qui veulent nous ramener au passé, il faut alors préciser qu'il y a deux sortes de retour au passé qui s'inscrivent dans la définition même de la contre-révolution. Il y a le passé politique, notamment celui du RCD, et le passé traditionaliste religieux: Chariâa et califat. Le concept va s'appliquer parfaitement à ceux-là même qui sont en train de l'utiliser... Certains pensent que la révolution a été contrecarrée dès la nuit du 14 janvier... Non, la contre-révolution n'est pas née le 14 janvier, instantanément avec la révolution. Quand arrive une révolution, elle est soudaine, elle déstabilise ses partisans comme ses adversaires. Ses adversaires n'ont pas le temps de préparer une stratégie pour la contrecarrer. Tout ce qu'on a vu les premiers temps ; les snipers, les pillages, les incendies des prisons, les balles de l'armée... c'est le dernier souffle d'un régime qui agonise, la dernière cartouche jouée comme une autodéfense naturelle. Ce n'est pas une action politique ; personne n'a encore pris le temps de réfléchir à une stratégie. Or, la contre-révolution est, par définition, une idéologie et une stratégie politique. A quel moment pensez-vous que la contre-révolution a commencé ? Elle a pris d'abord forme comme une insulte politique et un échange d'accusations des partis les uns contre les autres au sein de l'instance supérieure présidée par Yadh Ben Achour. Il y a eu aussi les critiques contre le gouvernement de Béji Caïd Essebsi, accusé de bloquer le processus de la justice de transition, ensuite les attaques contre la naissance des partis destouriens. Tout cela s'inscrit dans le cadre de l'arme verbale. Mais l'étape qui marque fondamentalement la naissance de la contre-révolution commence après l'élection du 23 octobre. Avec la prise de pouvoir du parti Ennahdha, les salafistes et les partis radicaux se sont libérés. Le parti Ettahrir a eu son visa alors que c'est un parti qui revendique ouvertement le Califat et la Chariâa et considère que la démocratie est sacrilège. On est au cœur de la contre-révolution passéiste. Enfin, la dernière étape commence avec les manifestations violentes des ligues de protection de la révolution. Le choix du timing s'explique par le changement du paysage politique et le déclin de l'image de la coalition au pouvoir. On est dans la contre-révolution au niveau du comportement politique. Toutes les manifestations de violence après le scrutin du 23 octobre rentrent dans la catégorie de la contre révolution. Peut-on parler de contre-révolution dans l'élaboration de la constitution ? Le constitutioralisme est une forme de liberté. C'est un titre de légitimité pour le pouvoir et un moyen d'organiser les rapports entre les pouvoirs publics. C'est une idée libérale qui vise à limiter le pouvoir. La constitution n'est pas née en rapport avec la démocratie mais avec l'idée de limiter le pouvoir après l'abus des monarchies absolutistes. La Constitution doit défendre les libertés contre les abus de pouvoir. Or, dans notre projet, on n'a pas clairement identifié ces libertés ni les limites du pouvoir. Il y a toujours des discriminations. La logique égalitaire qui conduit toute démocratie n'est toujours pas établie comme unité indivisible. La contre-révolution dans la Constitution c'est aussi de désigner la religion de l'Etat. L'historique du débat dans l'Assemblée constituante a largement versé dans la contre-révolution. Est-ce que la référence au bourguibisme que revendiquent certains partis n'est pas aussi un retour au passé ? Les partis qui se réfèrent au bourguibisme s'inscrivent dans un courant libéral réformiste et moderniste qui fait la rupture avec la dictature. Ils ajoutent au bourguibisme la dimension démocratie qui lui manquait. Bourguiba dans l'histoire de notre pays c'était déjà la modernité et pas le passéisme. Avec la libération des mentalités de la contrainte de la tradition, l'émancipation des femmes, la gratuité de l'enseignement, la diplomatie modérée et réaliste, Bourguiba est une révolution avant la révolution. En plus , aucun de ces partis d'opposition n'a créé de milices. Aucun n'a recours à la violence pour se situer sur l'échiquier politique. Quels sont désormais les risques réels du recours à la violence ? Après une élection démocratique, le retour de la violence dans le pays est en train de rompre l'espoir de prochaines élections et de réconciliation entre les Tunisiens qui ont décidé le 23 octobre de se disputer le pouvoir par le biais de procédures démocratiques et dans une atmosphère pacifique. Les ligues sont en train de gâcher cette chance de revenir aux urnes dans la sérénité et la confiance. Les milices ne peuvent pas être démocratiques. Elles défendent un parti physiquement, militairement par tous les moyens, sauf sur le plan idéologique. Comment se défend une révolution ? Une révolution se défend d'elle-même. Mais s'il y a un seul défenseur c'est la société civile, ce sont les jeunes de toutes les catégories sociales qui se sont révoltés contre la répression et qui continuent à la défendre bec et ongles, dans la vie associative, dans les manifestations pacifiques, sur les réseaux sociaux et les blogs...