Le spectacle est ahurissant. Tout le long de la route qui mène de Tunis à Kasserine, les déchets et ordures de tous genres s'accumulent et jonchent les deux bords du bitume, sans interruption. L'exemple n'est pas unique, il est même édifiant sur l'état actuel de l'environnement urbain dans tout le pays. La pollution urbaine, principalement par les ordures et les déchets de démolition, s'est installée partout, dans la capitale, Tunis, et dans chaque ville, du nord au sud du pays. Les dépotoirs anarchiques à ciel ouvert poussent comme des champignons au cœur des cités. Le paysage urbain est détérioré, souillé, défiguré, amoché. Le pays du jasmin est méconnaissable. Indignés, dépassés et frustrés, les Tunisiens ne savent pas quoi faire de leurs ordures. Ce qui était jadis reconnu par tous comme étant la conséquence de l'incivisme, à la limite du désastre écologique, est, aujourd'hui, en train de se banaliser et de se fondre dans le quotidien des Tunisiens. Tout est jeté à la rue. Conséquence : face à la passivité et/ou l'impuissance générale, la Tunisie se transforme petit à petit en un dépotoir à ciel ouvert. Une honte nationale. Aberrant pour un pays qui a investi, des décennies durant, dans la gestion des déchets, toutes catégories (solides, liquides, gazeux), dans la prospection de solutions scientifiques et techniques aux problèmes environnementaux et leur intégration dans les stratégies et programmes de lutte contre toutes les formes de pollution. Aberrant pour un pays qui a été parmi les premiers dans la région, voire dans le monde, à adhérer aux diverses conventions et protocoles internationaux de protection de l'environnement et d'institution des principes du développement durable. Le système de gestion des déchets mis en place était-il si vulnérable, si peu structuré, si incompatible avec la réalité tunisienne? Ou, est-ce le rêve d'une révolution historique pour La Liberté et pour La Dignité qui a fini par anéantir tous les obstacles, y compris les barrières écologiques et les frontières du civisme ? Les experts et autres historiens trouveront un jour la réponse, mais en attendant, la catastrophe écologique est à nos portes. La dictature des ordures La révolution du 14 janvier 2011 a engendré, à ce jour, deux phénomènes on ne peut plus apparents et contradictoires. Le premier, hautement civique, n'est autre que la liberté d'expression et on en redemande pour pouvoir dénoncer le second et revendiquer son éradication, à savoir la dégradation de l'environnement urbain par l'accumulation honteuse et outrageuse des ordures. Dès les premiers soulèvements populaires d'il y a deux ans, les déchets de toutes sortes ont investi et occupé l'espace public pour ne plus disparaître jusqu'à ce jour. Sacs en plastique, cartons, ordures ménagères, canettes, bouteilles, produits de démolition, déchets de jardins et agricoles, envahissent les villes, investissent parcs et jardins publics, occupent trottoirs et intersections de routes, inondent les terrains vagues. Regardez à droite, à gauche, devant, derrière, le spectacle est le même : des files interminables de monticules de déchets de construction, grossissant à vue d'œil chaque jour, s'érigent aux bords des routes, au pied des constructions, nouvelles et anciennes, et dans les quelque espaces verts publics qui restent. Chaque matin, de nouveaux points noirs font leur apparition. C'est la nuit que les camions et engins de transport font la navette et déversent ces déchets issus des constructions anarchiques qui ont proliféré au lendemain de la révolution avec la mise hors service de tous les services municipaux dont les brigades communales de contrôle. Aux premiers mois de la révolution, les sièges des communes ont été attaqués, les conseils municipaux dissous, les équipements de collecte des ordures incendiés et saccagés (40MD de pertes). Les protestations populaires gagnent également les sites des décharges aménagées et contrôlées désormais contestées par les riverains pour cause de nuisances. En résultat, 20% du tonnage habituellement enfouis dans les décharges contrôlées traînent dans les rues et quartiers urbains transformés en dépotoirs anarchiques. Pour la première fois, les Tunisiens, toutes catégories sociales confondues, sont confrontés à la pollution urbaine en grandeur nature : les montagnes d'ordures s'accumulant pendant des semaines au pied de leurs immeubles, au seuil de leurs maisons, débordant des containers, devant les hôpitaux et les cliniques, sur les trottoirs, les routes, dans les centres urbains et même au cœur des cités les plus huppées de Tunis et des grandes agglomérations. Un spectacle inhabituel, insolite, qui résistera jusqu'à ce jour à toutes les tentatives de retour à la normale. Vaines tentatives On se souvient encore de la «la descente»- surprise de M. Hamadi Jebali, chef du gouvernement, à la cité Ezzahrouni, en juillet dernier, et la campagne nationale de collecte des ordures qui a suivi. L'armée y a même contribué. Le chef du gouvernement avait, alors, désigné les responsables de la détérioration de la situation, en l'occurrence les nouvelles délégations spéciales, qui ont remplacé les conseils municipaux, embarquées dans les conflits politiques et les agents municipaux qui rechignent à accomplir leur travail en dépit du règlement de leur situation professionnelle. Cela ne changera rien, les communes étant paralysées en raison du manque important d'équipements de collecte. Mais l'on constate aujourd'hui que la situation ne s'est toujours pas améliorée même après le récent renouvellement d'une partie du parc des municipalités. La collecte des ordures n'est pas quotidienne, les engins de ramassage font la tournée un jour sur deux, voire trois ou quatre, et pas le dimanche ni les jours fériés et les jours de fêtes religieuses. Le résultat est visible à l'œil nu : les ordures sont omniprésentes dans l'espace public et on peut aisément imaginer le spectacle les jours de pluie et/ou de vent violent. Par ailleurs, l'attitude des départements concernés par la protection de l'environnement et de l'hygiène urbaine est incompréhensible. Ils gardent le silence ou se rejettent la responsabilité. Il est clair aujourd'hui que le système de gestion que l'on a mis des années à mettre en place, en s'inspirant des expériences de pays développés, a été déstabilisé, déstructuré et toutes les parties officielles concernées par le dossier épineux des déchets sont appelées à agir au plus vite pour réexaminer ce système, le rectifier si nécessaire et le remettre en marche car il représente une source de richesses non négligeable. Economie verte : les solutions qui s'imposent Basé sur la collecte, le tri, le recyclage et la valorisation des déchets, le système de gestion intégrée représente une véritable industrie. Celle-ci fait tourner des usines, fait travailler des ouvriers, des techniciens et des cadres, nourrit des dizaines de milliers de familles, dont les fouineurs des poubelles et des décharges, et rapporte des ressources en devises à l'Etat tunisien, notamment à travers l'exportation de la matière première recyclée. Le recyclage du plastique, du papier, des métaux, du verre, des huiles usagées, des piles etc. est un créneau économique porteur, créateur d'emplois verts —il est encore sous-exploité en Tunisie—, outre le fait qu'il contribue à la dépollution intelligente de l'environnement et à sa protection. Si des erreurs ont été commises par le passé, la responsabilité politique et civique consiste à les dénoncer, à les corriger puis à relancer ce secteur d'économie verte —florissant dans les pays développés— sur des bases saines et solides. Dans l'intérêt national. Le statu quo ne sert personne et risque même de compliquer la situation de crise socioéconomique du pays. Le programme national de gestion intégrée et durable des déchets (Prongidd) mérite qu'on s'y attarde et qu'on en examine les objectifs et les voies et moyens de les réaliser. Ce programme, qui compte sur la participation du secteur privé, vise la réduction de la production des déchets à hauteur de 20% (actuellement le Tunisien produit 600 kg de déchets par an) à travers l'introduction de nouveaux modes de consommation, l'accroissement du compostage de 15%, le recyclage de 20% des déchets ménagers, l'amélioration du réseau de collecte des déchets et l'accès de toutes les municipalités aux centres de transfert (une cinquantaine) et aux décharges aménagées et contrôlées (une dizaine) ainsi que l'accroissement du taux de traitement des déchets industriels à 70% (plus encore pour certaines filières). Cela nécessite une volonté politique pour faire bouger les choses et redynamiser les structures publiques chargées de prendre en charge la gestion des déchets des Tunisiens qui est loin d'être une mince affaire, sans oublier qu'il s'agit avant tout d'une question de santé publique.