La question aujourd'hui n'est plus de savoir si le remaniement aura lieu ou pas, ni quels sont les ministères qui seraient concernés. Ce qui se passe sous nos yeux est un tournant dans cette transition: l'alliance entre les islamistes modérés et les laïcs modérés est en train de montrer ses limites. Quel que soit le scénario à venir, petit ou grand remaniement, élargissement ou pas, c'est à un profond bouleversement du champ politique auquel nous sommes en train d'assister. Le cœur défaillant, le souffle court, la Tunisie est malade. Chaque jour apporte son lot de souffrances. Le plus dur constat n'est pas la crise politique qui est très grave en soi et sera lourde de conséquences, mais va bien au-delà. Ce feuilleton à rallonge, lassant avec ce remaniement qui ne vient pas, ces menaces de démission, ces déclarations contradictoires, ce blocage généralisé, et au final, cet éclatement annoncé de la Troïka prend des proportions considérables parce qu'il sonne le glas de l'alliance de représentants modérés des deux camps, islamiste et laïque. Un revers qui dépasserait largement les frontières, puisqu'il donne à voir l'échec d'une expérience présentée comme pionnière. La plateforme autour de laquelle ils se sont unis, était d'assurer la transition démocratique, de rédiger une nouvelle constitution et d'instaurer la deuxième République de la Tunisie. Rien de tel ne fut fait. Esprit hégémonique La Tunisie a été pour les islamistes qui ont gagné les élections du 23 octobre, une occasion inespérée pour mettre en œuvre leur doctrine officielle de l'Etat islamique moderne et modéré. Ils ont commencé prudemment par tendre la main aux laïcs démocrates, centristes, en affichant la décision « généreuse » et peut-être pragmatique de ne pas gouverner seuls. Mais l'expérience a tôt fait de tourner court. Non seulement le partage partisan des postes au détriment des compétences a montré rapidement ses limites, mais de plus Ennahdha est accusé par ses deux partenaires d'investir les postes politiques et administratifs et d'accaparer les rouages du pouvoir dans un esprit hégémonique et de solidarité communautaire, presque de secte. Résultat, la Troïka aménagée, après des négociations très serrées, s'est avérée une fragile cohabitation plutôt qu'une solide alliance politique. Islamistes et laïcs, ou supposés tels, n'ont pas pu accorder leurs violons ni sur la gestion des affaires du pays, ni sur les nominations des hauts commis de l'Etat, ni sur les questions sensibles de la constitution, telles que les libertés et les droits de l'Homme. Les sorties d'une Samia Abbou, députée Cpr, fustigeant l'arrogance de ses alliés nahdaouis dans les commissions constitutionnelles n'est pas un exemple unique. Recomposition du champ politique Cette dislocation d'un front supposé gouverner le pays a poussé les uns et les autres à monter des alliances qui donnent à voir sous nos yeux, une recomposition du champ politique avec des regroupements plus ou moins crédibles. Dans le camp de l'opposition d'abord, les trois ténors Nida Tounès, El Joumhouri, El Massar ont créé un front commun. C'est ce qui a poussé à d'autres regroupements. Aujourd'hui nous sommes devant quatre blocs ; le premier, ce front électoral, l'Union pour la Tunisie, qui a déstabilisé dès sa naissance ses concurrents. En témoignent les déclarations des uns et des autres. Le second bloc important est celui d'Ennahdha, désormais isolé et tenté par des alliances sur sa droite avec les Ligues de protection de la révolution, salafistes, Hizb Tahrir.... Les pages face-book affiliées expliquent que le parti est en train de constituer un front islamiste : le meeting tenu dimanche dans une mosquée de la capitale entre salafistes, dirigeants d'Ennahdha prend l'allure d'un ballon d'essai, ou encore d'une mise en garde. Le dernier communiqué du Conseil de la choura qui appelle à la libération des présumés meurtriers de Lotfi Naghdh, le leader de Nidas Tounès de Tataouine, est un signal fort. Depuis ce communiqué, d'ailleurs, les attaques contre les chefs et les réunions des partis de l'opposition et de leurs sièges se sont succédé, mettant en doute la possibilité de voir se dérouler une campagne électorale démocratique, pacifique et sereine. Autre alliance qui a créé la surprise : le CPR, Ettakatol et l'Alliance démocratique ont scellé leur rapprochement la semaine dernière. Une posture à demi-avouée du CPR et Ettakatol pour annoncer un désistement possible vis-à-vis de leur allié islamiste. Et enfin, quatrième force du paysage politique, le Front populaire qui réunit dans son sillage des partis de gauche et d'extrême gauche, ayant une forte présence à l'intérieur du pays. Crise globale La refonte du champ politique est tangible pour une Tunisie installée dans une crise politique généralisée et qui perdure, éclipsant même la rédaction de la constitution. Crise du régime : le rendement des trois partenaires dans la gestion du pays est médiocre. A cet égard, certains parlent d'inexpérience et d'autres d'incompétence. Crise institutionnelle se déclinant dans un paysage politique éclaté. Crise de valeurs et de cohérence des programmes. Comment allier l'eau et le feu? Les laïcs et les islamistes? Disons-le tout net, ce qui se passe sous nos yeux est un avant-goût d'une suite inquiétante et déstabilisante si la même répartition de pouvoirs est reconduite dans la future constitution. Crise de leadership, parce que le vrai maître du pays est un chef de parti qui n'a de comptes à rendre qu'à son Conseil de la choura, et échappe à tout pouvoir de contrôle. Et enfin, crise globale, et pour cause, les dirigeants issus du scrutin du 23 octobre 2011 au lieu de mener le pays vers une seconde transition réussie, et de rédiger la constitution, se sont installés dans l'optique et avec l'esprit de gouverner d'abord et pour longtemps. Raisons de l'échec de la Troïka : un politologue donne son avis Les événements politiques qui s'enchaînent ces derniers temps sont lourds de sens pour cette alliance islamiste-démocrate qui a donné les signes avant-coureurs de son échec. Pourquoi les partis au pouvoir ne sont pas arrivés à s'entendre ? Pourquoi le pays est si mal gouverné ? Pourquoi cette transition démocratique n'a pas eu lieu ? Nous avons donné la parole au professeur Hatem M'rad pour apporter un éclairage et la définition conceptuelle des faits que nous observons. «Ce n'est pas seulement l'alliance qui est divisée, mais aussi les trois partis de la Troïka qui sont eux-mêmes divisés de l'intérieur. D'un côté, on a des scissions avec le CPR et Ettakatol, deux partis ambigus idéologiquement et politiquement, aux positions peu nettes ; de l'autre, Ennahdha est traversé par deux tendances, l'une moderniste, plus politique, ayant le sens de l'Etat et de l'intérêt national, l'autre traditionaliste, wahhabite et sectaire, incapable de penser le politique (comme phénomène) avant d'agir dans la politique (l'action conflictuelle). Le gouvernement n'est pas dirigé par le chef du parti vainqueur aux élections, comme il est de tradition dans les démocraties parlementaires, mais par un homme qui a préféré rester dans l'ombre, tout en accaparant les pouvoirs réels du gouvernement. Une des explications de l'incohérence gouvernementale, c'est cette division entre le gouvernement et le chef d'Ennahdha. Tout ce que construit Jebali au gouvernement est aussitôt détruit par Ghannouchi ou son parti. La Troïka est composée de partis trop déséquilibrés. Ceux qui ne représentent pas grand-chose, le CPR et Ettakatol, surtout après la perte de leur poids à l'Assemblée, sont tentés de quitter l'alliance à tout moment, à la moindre futilité. Ils n'ont rien à perdre eux, à part la présidence de deux institutions, contrairement au poids lourd de l'alliance, Ennahdha, de plus en plus hégémonique, même à l'égard de la Troïka, sa propre alliance. La transition n'est pas propice au gouvernement du pays par une alliance représentant électoralement 60% des sièges et réellement le tiers du pays, surtout face à la montée de Nida Tounès. Dans la plupart des pays qui ont connu des transitions démocratiques, l'expérience prouve que ou tout le monde gouverne, ou personne ne gouverne. Même une alliance entre des partis laïques seuls détenant 60% des sièges n'aurait pu gouverner le pays. Les graves problèmes économiques, politiques, sociaux sont des problèmes qui ne peuvent être résolus que par l'Etat, avec des arguments d'Etat, et non par les partis, quelles que soient leurs dimensions, avec des politiques partisanes. On ne fait pas des transitions avec du terrorisme, des ligues et milices et des salafistes incontrôlables dans les mosquées, ni avec des erreurs diplomatiques primaires et de l'incompétence économique. L'Assemblée constituante n'a pas été élue pour gouverner le pays sur la base d'un score électoral, mais pour donner une légitimité à l'élaboration de la constitution et à la fondation d'un nouvel Etat. L'opinion publique tunisienne n'a jamais compris tout ce sectarisme des islamistes dans la fondation d'un nouvel Etat». H.H.