Nous voici devant une tombe ouverte, celle de Chokri Belaïd. L'être, lui-même, respire encore sa jeunesse flouée par des années de combat, sa jeunesse arrêtée, stoppée par quatre coups de feu d'une main assassine. Sa jeunesse annihilée, laissant derrière lui, un trésor inestimable : sa veuve et ses jeunes orphelines. L'être, maintenant, repose dans l'humus, la tourbe (et-tourba) d'El Jallez, le cimetière «lieu où l'on dort» —avait-il envie de dormir de sitôt?—, prêt à se mêler à la faune et à la flore. Prêt à la fertilisation, à semer à tout vent. Prêt au compagnonnage d'avec ces morts —sans raison—, comme lui. Ces reposants, ces gisants, ces brûlés vifs d'un certain octobre et d'un certain janvier de la révolution tunisienne. Vu du ciel, ce cimetière est comme un grand mouchoir blanc posé sur la colline. L'hélicoptère de l'armée, la généreuse armée tunisienne qui veille au grain contre toutes les tentatives de démesure des ennemis de la société civile, de leurs démonstrations vociférantes, barbares, d'un autre temps, l'hélicoptère sachant cadrer, figurer, agrandir le champ de vision de cette inhumation, procession gigantesque, unique au monde et qui aura fait le tour de toutes les chaînes satellitaires. Nous voici devant une tombe encore ouverte, celle de Chokri Belaïd, sorte d'un certain Rimbaud des temps modernes, avec son bateau ivre et son talent subtil de nous mettre face à notre réalité son aptitude toute particulière, comme Abulkacem Chebbi, à forcer le Destin. Tombe ouverte, celle d'un soldat de l'ombre et de la lumière d'Arthur Rimbaud, encore, quand il le décrit : «Un jeune soldat bouche ouverte et la nuque baignant dans le frais cresson bleu dort» et, plus loin «les parfums ne font plus frissonner ses narines, il dort. tranquille, la main sur la poitrine. Il a deux trous rouges au côté droit». Vivant, Chokri dérangeait les fascistes de tout acabit. Il s'était embarqué sur la petite planète Tunisie pour ne plus la quitter. Homme de droit, il savait mieux que quiconque défendre les Droits de l'homme, les libertés bafouées, la dignité pleine et entière. Sa grande folie — folie pleine de noblesse — aura été, ces derniers temps, d'attendre son heure qu'il cachait bien, sur les plateaux des chaînes télévisées. Ce temps livré à lui-même et qu'il savait, avec l'énergie du désespoir, comptabiliser à sa manière, engendrant des aujourd'huis encore et encore, jusqu'à ce matin fatidique qui aura mis le monde entier dans la stupeur. Stupeur, face à cette mort propagande enclenchée par les ennemis de la révolution tunisienne. Engendrant, ce temps livré à lui-même et jusqu'au bout, des aujourd'huis qui renvoyaient à «des demains ensemencés d'espérance fraternelle», comme le disait le merveilleux frèrot, Léo Ferré». Oui, vivant, Chokri Belaïd dérangeait beaucoup les tricoteurs de la terreur, les violenteurs de la société civile. Mort, il dérange encore plus, il inquiète par ses cris d'alarme dont les échos, aujourd'hui à travers le monde entier, prennent des allures d'ouragan, de tempête. Chokri Belaïd est un véritable martyr et l'emblème-même de la société tunisienne d'aujourd'hui et de demain. Un cri d'alarme général, pour réveiller tout ce qui dort. Jean-Jacques Rousseau dans Du contrat social, à propos «de l'abus du gouvernement et de sa pente à dégénérer» (chap.X) disait ceci : «Le corps politique, aussi bien que le corps de l'homme, commence à mourir dès sa naissance et porte en lui-même les causes de sa destruction. Mais l'un et l'autre peuvent avoir une constitution plus ou moins robuste et propre à le conserver plus ou moins longtemps. La constitution de l'homme est l'ouvrage de la nature; celle de l'état est l'ouvrage de l'art». Le corps de Chokri Belaïd a péri. Mais pas ses idées, son charisme, sa détermination, son art de convaincre. Et qu'en est-il du corps politique, maintenant ?