L'atmosphère est viciée. Depuis plus de deux semaines que Chokri Belaïd a été assassiné. Et toujours cet insupportable silence radio des autorités. L'émoi est encore vivace. Le commun des citoyens n'a pas encore fait son deuil de l'illustre défunt. Le drame de l'assassinat est une plaie ouverte. Les gens en ressentent une douleur lancinante. Les rumeurs les plus folles circulent. On parle de réseaux parallèles, de noyautage de la police, de guerre des polices. Les saisies de stocks d'armes lourdes et très sophistiquées en rajoutent au marasme, aux peurs, à la frayeur généralisée. Les conjectures, les supputations vont bon train. Et le ministère de l'Intérieur se calfeutre dans le mutisme. On suffoque, ils n'en ont cure. De longs silences entrecoupés de dénégations de propos tenus par des journalistes, des avocats, des policiers. Le ministère de l'Intérieur parle en creux. C'est presque devenu le ministère des Démentis. L'opinion, comme la nature, n'accepte pas le vide. Les défauts de communication sont palliés à la diable parfois. Démesurément ou d'une manière plus ou moins appropriée, les blancs sont effacés. Les vides finissent toujours par être occupés. Au ministère de l'Intérieur, on connaît visiblement mal la communication. Plus particulièrement la communication de crise. On pourrait même parler, en l'occurrence, de communication de catastrophe. Pourtant, il y a bien péril en la demeure. La pression de l'opinion nationale et internationale concernant Chokri Belaïd est immense. Les policiers eux-mêmes vivent des dilemmes insoutenables. Et font face à des choix cornéliens. On se fait violence en sachant, on se fait violence en éludant et on se fait violence en étant à mi-chemin de l'obligation de savoir et du défaut de faire connaître. L'administration de l'affaire de l'assassinat de Chokri Belaïd devant l'opinion est devenue un cas d'école : le manuel de ce qu'il ne faut pas faire. On aurait pu informer périodiquement l'opinion de l'avancée de l'enquête sans pour autant en divulguer les détails. Le silence intégral ouvre la voie royale aux rumeurs. Dans d'autres pays, sous d'autres cieux, on agit différemment. Les forces de sécurité sont rompues et formées à la communication. En cas de crimes graves et de situations hautement sécuritaires ou d'actes terroristes, des plans et des procédures appropriés sont mis en branle. Des stratégies de communication sont enclenchées en vue de répondre à l'intérêt accru des médias. Chez nous, c'est tout le contraire. Nous le constatons à nos dépens. Avec l'assassinat de Chokri Belaïd, tous les ingrédients de la crise sont en place moyennant l'irruption d'une rupture brutale. Et force est de constater que le ministère de l'Intérieur a cultivé toutes les erreurs fatales en matière de communication : la sidération, l'incapacité à déceler l'entrée en crise, l'absence et la lenteur des réponses par ailleurs laconiques, l'esprit de forteresse assiégée et la renonciation à la logique de révélation. Un faisceau d'erreurs groupées qui a tôt fait de tourner à la faute dûment assumée. Au mépris de la déontologie, de la recherche de la vérité et du droit de savoir. En même temps, les rapports se sont crispés avec les journalistes soucieux d'éclairer une opinion exsangue, fiévreuse et exigeante. Un fossé sépare les journalistes avides de nouvelles sérieuses, d'indices irréfragables, de pistes plausibles et les non-communicants du ministère de l'Intérieur confinés dans le carré sec du mutisme. Ici et là, deux mondes se regardent en chiens de faïence. Les enquêteurs journalistes ont eu jusqu'ici gain de cause, fût-ce partiellement. L'instruction judiciaire met à profit le faisceau d'indices et de pistes dévoilés par certains journalistes, à leur corps défendant. Ce n'est que partie remise. En attendant des jours meilleurs. Et qu'au ministère de l'Intérieur on daigne enfin comprendre que communiquer c'est au cœur du pouvoir.