Par Hamma HANACHI L'opération «les ballons de la Liberté», sous-titrée non à la violence, prévue ce dimanche à El MenzahVI, aurait pu s'inspirer d'un nom de fabrique, Balloons, un mot choisi, il y a longtemps, par la star incontestée de l'art contemporain, Jeff Koons, le plus coté des artistes vivants. Pour rappel, en 2008, un de ses Balloons s'est vendu 25,8 millions de dollars et son Balloon Flower Magenta a atteint des sommes astronomiques. Le favori des financiers et des collectionneurs n'en finit pas de créer, de gonfler, de reproduire en acier ou en silicone et de vendre à des prix irraisonnables. Ses ballons fleurs ou lapins sont aux musées à Berlin, Bâle, ou New York, ses fameux chiens ballons, exposés à Venise, ont fait sensation. Plus qu'un mot, c'est devenu un concept. Revenons à l'opération qui monte au ciel de Tunis et ailleurs : elle n'a ni un caractère financier, encore moins commercial et se place à la frontière de l'attitude esthétique et de l'action citoyenne. Geste éphémère, art de circonstance et surtout acte collectif en faveur d'une commémoration : un lâcher de ballons en souvenir du martyr Chokri Belaïd. Mille et des centaines de ballons aux couleurs du drapeau national, et, dessiné dessus, le portrait du martyr, vont conquérir le ciel, le remplir et le colorier. Le collectif, composé de journalistes et d'artistes, ne s'arrête pas en si bon chemin; il complète ce lâcher par une note musicale : un quatuor, deux violons, un alto et un violoncelle. L'hymne national à l'honneur et, en contrepoint, l'Ode à la joie de Beethoven. Communication soutenue et contacts à l'étranger ont abouti à internationaliser l'action de lâcher de ballons sur plusieurs villes du monde, de Amman au Caire et Beyrouth, de Marseille, Paris à Genève et Berlin. Evocation symbolique, acte à la lisière de l'art, au cœur de l'actualité, célébration d'un martyr élevé à la hauteur d'un mythe dans les villes tunisiennes. Sujet à suivre de près, comme un enfant qui regarde voler un ballon. Premier volet d'un marathon en trois étapes : Sidi Bou Saïd, Takrouna et Chenini. Une association «24 heures d'art contemporain» et le Goethe Institut nous font entrer de plain-pied dans l'art moderne. De colline en colline, un concept appelé à se reproduire, vole jusqu'aux sommets, comme les ballons, puisque les actions, happening, performances et autres interventions se déroulent dans les villages haut perchés : la vie sur les hauteurs avec ses difficultés, ses imprévus et ses caractéristiques. Vingt-quatre heures dans chaque village, des artistes qui agissent en fonction du lieu choisi et en présence du public. Repérage, préparation et puis... Dimanche, dans une placette du célèbre village dont le marabout a été dernièrement profané, Mojtaba Amini, artiste iranien à la pointe de l'art contemporain, photographe, installateur, graphiste, a risqué une performance évidemment inédite et hautement symbolique. Allongé par terre, sur le dos, jean, torse nu, tatoué de fleurs colorées, les bras repliés sur la poitrine, il a dressé un lustre circulaire en bâtons de charbon qu'il allume. Les premières grosses étincelles tombent en pluie, les unes éparpillées, les autres frôlent son corps. Panique dans l'assistance qui entoure l'homme. La pluie de braise s'intensifie, chute sur la poitrine; imperturbable, insensible, l'homme, lentement, écarte les morceaux de feu. La tension monte dans le public, de courts cris s'échappent, la foule, qui souffre, montre du doigt ici une chute, là un tison ardent qui s'accroche sur une partie du corps. Calme, impassible, hors du temps, hors d'atteinte, Mojtaba Amini, le supplicié, se débarrasse lentement de ce qui s'accroche sur ses bras, ses épaules. Douleur affichée sur les visages, des expressions de compassion. Y a-t-il encore place pour la compréhension, l'analyse, la raison devant un spectacle macabre ? Le lustre se vide de ses bougies en charbon. La foule porte un regard vers le haut, un autre vers sur le corps inerte. Tous les morceaux de charbon sont tombés, l'artiste s'en est sorti, de l'enfer. La foule respire. Et les interprétations commencent : l'artiste se trouve dans le pays qui a lancé les premières étincelles du printemps arabe; il relaie le geste de Bouazizi. Ou encore, il ancre son travail dans l'histoire, dans la religion chiite, la pratique de l'autoflagellation, la douleur... Dans le même week-end, sur la grande place, l'artiste italienne Myriam Pace distribue des ballons blancs, que le public enrichit d'une phrase, un mot, bref un vœu. Les ballons sont ensuite lâchés. Il n'y a pas de vente, ni troc. Juste des interrogations et un plaisir partagé.