«Qu'ils nous tirent dessus, maintenant ! Qu'attendent-ils pour nous tirer dessus ?... Qu'ils nous achèvent, qu'ils nous liquident... Voyons à qui le tour maintenant... Nous sommes, désormais, tous Chokri Belaïd !...» Ces premiers mots criés puis étranglés dans la gorge d'une femme en sanglots devant la clinique Ennasr, mercredi 6 février, quelques minutes seulement après la confirmation du décès du chef du Parti des patriotes démocrates, Chokri Belaïd, en disent long sur le phénomène d'identification qui eut lieu, sitôt le choc supporté. Identification des hommes, des femmes, des jeunes et moins jeunes, des intellectuels et des ouvriers, de ceux qui n'ont toujours pas fait le deuil du premier martyr. L'analogie est vite faite avec cette différence : «Cet assassinat est autrement plus cruel et douloureux que celui de Farhat Hached. Hached est le martyr de la colonisation. Il a été abattu par la main du colon. Chokri Belaïd est le martyr de la Tunisie indépendante... Mieux encore, il est le martyr de la révolution !» Martyr, oui martyr, martèle cet octogénaire, avant de l'expliquer : «Chokri Belaïd a succombé à ce que notre prophète appelle, dans un Hadith, le jihad suprême, soit une parole juste sous le règne d'un tyran». Autour de lui, la foule grossit et la rumeur gronde maintenant de douleur, de colère, mais aussi de serments et de promesses de toute lucidité et cet engagement : «Chokri Belaïd, nous ne dévierons pas de ta voie. Chokri Chahid, nous poursuivrons ton combat»... Résistance citoyenne Alors, ni plateaux, ni micros, ni journaux, ni slogans, ni discours politiciens, ni manipulations, ni instrumentalisations, comme les hommes du pouvoir en accuseront plus tard les médias et l'opposition, n'auraient encore eu le temps d'agir, même s'ils le voulaient... Alors, seule la rue a dégorgé sa vérité et rendu son verdict. Le coupable est le pouvoir qui avait le devoir de protéger un opposant sous haute menace et qui a tout laissé faire : fatwas dans les mosquées contre Belaïd «l'hérétique, attaques physiques contre l'adversaire politique, menaces de mort répétées et jamais élucidées»... Seule la rue a dit son mot, à la seconde du décès de Chokri Belaïd jurant de ne pas faire son deuil, comme on n'en fait jamais pour les martyrs... Est-ce la magie de la superbe figure révolutionnaire qui a opéré ou la dure réalité d'un «zaouali» (démuni), politiquement et économiquement offensé dont il se faisait l'ardent défenseur ? Dans tous les cas, ceux qui se sont projetés dans l'image altière et le corps dévasté de Chokri Belaïd lui envièrent, ce matin-là, son voyage au bout de sa vérité et au bout de sa destinée. Un symbole vient de naître. Deux ans après que les flammes ont dévoré les traits de Mohamed Bouazizi, le chômeur auto-immolé, les balles tirées sur Chokri Belaïd viennent d'émettre l'étincelle d'une résistance citoyenne. «Il faut retourner dans la rue, décrète ce jeune homme, car, en rendant l'âme, Chokri nous a rendu la rue... On va voir à qui le tour maintenant». Il ouvre son manteau et offre sa poitrine, comme pour accueillir une balle imaginaire, avant de fondre dans la marée humaine qui va border l'ambulance dans son interminable procession vers l'avenue Habib-Bourguiba. Même élan citoyen, engagé dans cette autre procession grandiose et majestueuse parmi les tombes blanches du Jellaz. Vendredi 8 février, de nouveau la rue décrète gloire au chahid et désaveu au gouvernement. Beaucoup la comparent à un référendum. Car cette fois, la marée humaine qui monte des deux routes principales enlaçant le cimetière et noie peu à peu ses collines sous le chant patriotique et les slogans, exprime simplement le lourd ressenti de dizaines de milliers de citoyens trahis. Manœuvres miliciennes Mais la rue n'est pas toujours l'amie des citoyens trahis. Et alors qu'une partie rendait le dernier hommage au leader assassiné, une autre grouillait de mercenaires chargés juste de souiller sa mémoire. Carcasses de voiture retournées et brûlées, lourdes vapeurs de lacrymogènes suspendues dans l'humidité, les casseurs ont pris soin de signer leur saccage en répandant sur la chaussée les brochures de campagne de quelques partis de l'opposition. La manœuvre est de rigueur chez les ligues de protection de la révolution. Lors de la campagne électorale de l'automne 2011, ces milices ont intercepté et détourné des supports de campagne de plusieurs partis de gauche et les emploient, depuis, pour les impliquer... Les grandes funérailles du Jellaz ne s'en ressentiront certes pas. Mais la casse va servir à semer le chaos à la sortie et à déjouer la grande marche de colère prévue sur l'Avenue. La rue champ d'une bataille chiffrée permettant d'évaluer les équilibres, des forces politiques en place, voilà ce que les dirigeants du parti Ennahdha retiendront cyniquement des grandes funérailles de vendredi. Samedi, ils appellent leurs bases à marcher sur l'Avenue. Un test qui compte parmi les erreurs éthiques du parti au pouvoir mais lui permet d'exercer une pression visible sur le projet de gouvernement indépendant. La rue, terre d'union sacrée, c'est ce que les islamistes et les salafistes se sont aussi jurés en réplique aux grandes funérailles, organisant ensemble les marches qui suivront dans la capitale et les régions. La rue dangereuse que les salafistes se dotent de la mission de quadriller et de surveiller... De là à ce que l'Etat et ses institutions recouvrent leur terrains perdu, une question reste posée : la mobilisation civile et spontanée née de l'assassinat de Chokri Belaïd renferme-t-elle suffisamment d'énergie en elle, pour remettre le processus démocratique sur la voie?...