Par Zoubeida BARGAOUI* A l'heure où les esprits s'échauffent de nouveau pour dénoncer un travail artistique cette fois-ci pictural, à l'heure où le ministre de la Culture parle de mauvais goût et d'amateurisme concernant les artistes conspués, où les dignitaires religieux dénoncent une attaque de l'Islam, je me remémore le célèbre tableau du peintre belge Magritte (1898 –1967), «Ceci n'est pas une pipe». Peint en 1928, ce tableau représente une pipe tellement vraie qu'on croit qu'elle vient d'être achetée de chez le buraliste, tellement juste qu'on pense à une photo bien faite, mais Magritte ajoute, en bas du tableau : «ceci n'est pas une pipe». Oui, il voulait insister sur la représentation. Il a ajouté : si je dis que c'est une pipe, je mentirais. Peut-on aujourd'hui invoquer Magritte pour défendre le droit à l'expression artistique ? Je n'ai personnellement pas vu l'exposition mais je pense que la question n'est pas de l'avoir vue ou pas. Il m'arrive d'aller à des expositions mais j'y ai rarement vu foule. Les gens qui dénoncent aujourd'hui le contenu de l'exposition s'en fichent d'aller voir les expositions, les pièces de théâtre ou les films. Ce qu'ils veulent c'est un garde-fou contre les prétendues attaques à la religion musulmane. Souvenez vous qu'à une certaine époque, l'Eglise a interdit plusieurs livres qui sont allés au bûcher et que beaucoup plus tard Hitler a interdit et détruit plusieurs œuvres artistiques en raison de leur caractère subversif. Ainsi, sommes-nous aujourd'hui dans le cadre d'une affaire de mauvais goût ou dans le cadre de la limitation des moyens d'expression artistique ? Le tragique de notre situation rappelle plutôt le film-documentaire de Jaffar Panahi et Mojtaba Mirtahmasb que nous avons pu voir sur nos écrans à Tunis. Cinéaste iranien engagé, Jaffar Panahi a été condamné en 2010 à six années de prison, plus une interdiction de tourner des films pour une durée de vingt ans, de sortir du territoire iranien et de donner des entretiens aux médias. Il a fait ce documentaire courageux et absolument merveilleux qu'il a intitulé Ceci n'est pas un film pour ne pas tomber sous le coup de la loi. Réalisé en 2011, le documentaire nous montre Jaffar Panahi dans son appartement, filmé par Mojtaba Mirtahmasb, pendant toute une journée, qui téléphone de temps en temps à son avocate pour demander des nouvelles de son procès en appel, qui nous dévoile, comme un jeu de lego en utilisant son beau tapis persan, le scénario censuré du film qu'il aurait voulu faire sur une jeune fille qui a été enfermée dans un appartement par ses parents pour une histoire d'amour interdit. On voit cet homme qui passe beaucoup de temps à regarder la ville de son balcon (des buildings immenses et en construction avec des grues en arrière-plan, symboles de modernité), à arroser ses fleurs, à échanger avec la voisine à travers une porte (puisqu'il est interdit en Iran de montrer une femme non voilée à l'écran). On voit un animal domestique inhabituel, un iguane, qui se déplace librement dans la maison, dans le riche salon, l'imposante bibliothèque, sans heurter un seul bibelot ou un seul ouvrage et que le cinéaste caresse de temps en temps en lui adressant la parole. L'iguane, reptile représentant une des plus anciennes espèces de la Planète, animal paisible, symbole d'adaptation et de résistance, l'iguane captif- libre (puisqu'il est en appartement lui aussi) comme lui (inoffensif comme lui ?). Interdit de caméra, Panahi décide d'utiliser son téléphone portable pour filmer à son tour son ami Mojtaba Mirtahmasb, et ce qui l'entoure. Utiliser tous les moyens pour contrecarrer la décision du tribunal et exercer son art, voilà ce qu'il prétend faire. Mais on le voit aussi se décider à prendre la caméra pour accompagner, à travers les étages de l'immeuble, le jeune (étudiant qui fait un boulot pour financer ses études) videur d'ordures. Oh, petite promenade inoffensive entre les étages, avec les déchets, mais quel air de liberté et quel échange fraternel avec ce jeune ! Ce que je veux dire à travers cette histoire c'est que la liberté d'utiliser les signes, que ce soit dans l'art pictural, le théâtre, le cinéma ou la danse, est inhérente au processus de création. A travers cet exercice (le scénario du film présenté sur un tapis avec des objets usuels comme représentation, le téléphone portable à la place de la caméra, l'ascenseur à la place de l'avion, le balcon à la place de la rue), Panahi nous dit qu'on peut apprendre à s'exprimer dans un mouchoir de poche, qu'on est libre même en prison. C'était ma conclusion après la première interview télévisée qu'avait donnée M. Hamadi Jebali sur sa captivité. Mais quand même, la liberté de circuler, d'émettre un avis sans crainte d'être poursuivi qu'est censé garantir un régime démocratique, n'est-ce pas plus authentique que cette liberté en captivité ? J'ai entendu quelqu'un dire hier sur un des écrans de télévision quelque chose qui ressemble à : peignez la nature, c'est tellement vaste et diversifié ; pourquoi avez-vous besoin de peindre des choses qui posent problème ? Voilà la grande question. Doit-on demander une autorisation avant de peindre ceci ou cela, avant de raconter telle ou telle histoire? Doit-on cacher ses peintures, ses écrits, ses films ? N'est-ce pas plus simple de considérer qu'il s'agit de signes, de représentations ? Tous ceux qui travaillent avec des modèles, y compris les économistes et les politiciens (dont beaucoup dénoncent l'usage de l'art à des fins politiques), savent pourtant faire la différence entre la situation réelle et la situation donnée par un modèle. Où sont passées la transcendance et la spiritualité dans notre pays ? Sous le régime Ben Ali, la «lettre» avait supplanté «l'esprit» dans beaucoup de domaines. Mais aujourd'hui, pourquoi en sommes-nous encore à oublier l'esprit de la lettre ? Pour terminer, je pense aussi à ce beau tableau où le mot «NON» est écrit dans toutes les langues et que l'on a pu voir en arrière-plan des premières conférences de presse données par M. Dilou, au siège de son ministère des Droits de l'Homme. Comme ce tableau était emblématique de la nouvelle Tunisie que nous avons rêvée ! Où en sommes-nous maintenant avec ces levées de boucliers répétées contre l'expression artistique ? Dans la présente affaire, si ces tableaux sont de mauvais goût et exécutés par des amateurs, le problème est clos. Une réponse plus adéquate pour dire non au mauvais goût serait de former le goût de nos écoliers et collégiens en intégrant l'histoire de l'art à tous les niveaux du primaire et du secondaire et en favorisant la visite des musées et expositions par les écoliers, à travers les institutions du système éducatif. Je dis bien histoire de l'art et non l'art dans son aspect purement «techniciste» telle qu'est semble-t-il la situation des cours de dessin dans nos écoles aujourd'hui. L'esprit et la lettre, toujours. *(Professeur à l'Ecole nationale d'ingénieurs de Tunis)