Nul ne sait jusqu'à quand se poursuivra le calvaire du peuple irakien. Dix ans déjà depuis que les forces américaines ont engagé leur guerre contre l'Irak, et aucun signe de délivrance. Bien au contraire. Après une relative accalmie, on assiste depuis quelque temps à une nouvelle flambée de violence, suite au regain de tension entre sunnites et chiites. Cette nouvelle flambée de violence a connu son apogée le 19 mars, jour du dixième anniversaire du déclenchement de la guerre américaine contre l'Irak. Ce jour aurait dû être l'occasion du recueillement et d'une pensée pieuse pour les centaines de milliers de morts et des millions de déplacés, victimes de cette guerre absurde. Au lieu de cela, les Irakiens ont eu droit à une série ahurissante d'attentats de toutes sortes, ayant fait 58 morts et des dizaines de blessés. En choisissant de faire exploser leurs bombes dans les quartiers chiites avec l'intention claire de tuer le maximum d'habitants de ces quartiers, les terroristes visaient un objectif clair : nourrir encore plus la tension, déjà très intense, entre chiites et sunnites afin que l'Irak ne connaisse pas la paix. Cette guerre absurde a donc commencé dans la nuit du 19 au 20 mars 2003, il y a dix ans presque jour pour jour. Des centaines de livres, des milliers de reportages audio-visuels et des dizaines de milliers d'articles de presse ont eu pour objet les mensonges autour desquelles le régime de George W. Bush a bâti sa stratégie consistant à convaincre le peuple américain de lui donner un chèque en blanc pour mener sa guerre décidée d'avance. On sait que juste quelques jours, peut-être même quelques heures après les attentats terroristes du 11 septembre 2001, l'idée d'utiliser cette catastrophe comme prétexte pour détruire l'Irak a commencé à germer dans l'esprit des néoconservateurs américains qui gravitaient autour de Bush. Deux mensonges de base ont constitué la principale matière de la stratégie américaine de détruire le régime de Saddam Hussein et de faire de l'Irak un pays docile qui applique sans discussion la politique décidée à Washington. Le premier mensonge était relatif au «lien du régime de Saddam avec Al Qaida», le second concernait la question des armes de destruction massive. Voici donc les deux sources de danger qui menaçaient selon Bush la sécurité des Etats-Unis en particulier, et celle du monde en général. Une Commission d'enquête de la Chambre des représentants, mise sur pied en 2004, a recensé «237 affirmations mensongères autour du danger posé par l'Irak faites par le président Bush, le vice-président Cheney, le secrétaire d'Etat Rumsfeld, le secrétaire d'Etat Powell, et la conseillère à la sécurité nationale Rice. Ces affirmations mensongères étaient faites dans 125 apparitions séparées, consistant en 40 discours, 26 conférences de presse et briefings, 4 communiqués et deux témoignages devant le Congrès». Ces mensonges sur les dangers que posait l'Irak ont été, comme on le voit, débités à un rythme effréné par les représentants du régime de George W. Bush. Mais quand on sait que ces mensonges étaient relayés plusieurs fois par jour par les centaines de milliers de médias écrits et audio-visuels aux Etats-Unis, on comprend que non seulement le peuple américain signe à son président le chèque en blanc qu'il réclamait, mais que, aujourd'hui encore, ce peuple est convaincu dans son écrasante majorité que l'Irak constituait bel et bien un danger et que Bush avait bien fait de lancer sa guerre contre le régime de Saddam Hussein... Il est consternant que, dix ans après cette guerre désastreuse, et malgré les dégâts humains, matériels et stratégiques immenses causés par l'aventurisme militaire de Bush, aucune remise en cause de la politique américaine n'a été faite, aucune excuse n'a été faite aux millions de victimes irakiennes qui ont vu leurs vies et leur pays détruits, et aucun compte n'a été demandé à ce président qui a déclenché «la pire des guerres américaines» sur la base d'une série de mensonges, et qui mène une retraite dorée au Texas, comme si de rien n'était. Côté irakien, le spectacle est tout aussi consternant. Certes, Bush a apporté la mort et la destruction à l'Irak, et a implanté le cancer terroriste d'Al Qaida. Mais les Irakiens et leur classe politique sont tombés tête première dans le piège mortel de la haine et des divisions confessionnelles. Alors que l'Irak a un besoin intense de panser ses blessures et d'entamer la reconstruction de ce que la guerre de Bush a détruit, ses habitants n'ont rien trouvé de mieux à faire que de s'aligner en deux camps ennemis, sunnite et chiite, qui s'entredéchirent pour la domination d'un pays exsangue, menacé dans son existence même. Côté kurde, le spectacle est réjouissant. En effet, l'autonomie dont bénéficient les Kurdes irakiens depuis 1991 et la préservation des trois gouvernorats kurdes, Erbil, Souleimanyeh et Dohuk des affres de la guerre, et surtout l'homogénéité ethnique et confessionnelle ont fait que le Kurdistan irakien franchisse des pas de géant sur la voie de la construction et du développement. Selon l'envoyé spécial de la BBC au Kurdistan, «par ses hôtels de luxe, par ses centres commerciaux géants, par sa propreté, la ville d'Erbil ressemble aujourd'hui à une ville européenne». Les Kurdes irakiens ne sont pas plus doués que les Arabes irakiens et n'ont pas plus de revenus pétroliers qu'eux. Mais ils ont l'essentiel qui manque à leurs compatriotes arabes du Centre et du Sud irakiens : la paix et l'homogénéité ethnique et confessionnelle. Les Américains ont quitté définitivement l'Irak après l'avoir détruit. Par défi et par intérêt, les Irakiens auraient dû se serrer les coudes et entamer aussitôt l'entreprise exaltante de la reconstruction. Ils auraient dû regarder du côté du Kurdistan irakien et suivre l'exemple de leurs compatriotes kurdes. Mais ils ont succombé à ce qu'il y a de plus mauvais et de plus négatif dans la nature humaine : la haine, la division et la violence. Les Américains ont fait trop de mal à l'Irak, mais ils ne l'ont pas anéanti. L'anéantissement risque de venir de ses propres enfants, des Irakiens eux-mêmes. Ceux-ci sont aujourd'hui face à un choix existentiel : mettre une sourdine à leurs divisions ethniques et confessionnelles et entamer la reconstruction de leur pays, ou persister dans la voie de la haine et de la violence confessionnelle avec, au bout du chemin, l'éclatement du pays et la disparition de l'Irak de la mappemonde.