L'information officielle est tombée sans que personne ne réagisse, ni pour approuver ni pour dénoncer ou critiquer. Un mutisme total a suivi l'annonce faite par le conseiller du chef du gouvernement chargé des affaires économiques, M. Ridha Saïdi, à propos de la signature (le 17 mars 2013) de l'accord tuniso-turc portant création d'une zone industrielle à Ennahli, un mégaprojet de pas moins de 1.000 entreprises turques aménagées sur une superficie de 100 ha et pourvoyeuses de 25.000 emplois. Si l'impact économique du projet, certes positif, ne suscite aucun doute et n'a pas, peut-être, pour cela engendré de réaction, on ne peut pas dire autant sur son impact environnemental, surtout quand l'ANPE et des représentants de la société civile à vocation environnementale affirment ne pas avoir encore eu connaissance des détails de ce projet qui est pourtant en cours d'aménagement et dans une région agricole où se trouve l'un des plus grands parcs urbains du pays. Economiquement parlant, le projet tuniso-turc est une aubaine pour la Tunisie en pleine crise économique et sociale et accablée par un nombre croissant de chômeurs, près de 800.000 actuellement. Mieux encore, le partenariat économique avec la Turquie est prometteur: ce pays a réalisé une mutation, pour ne pas dire révolution, industrielle et économique remarquable pour tenter d'accéder à l'éligibilité au cercle fermé de l'Union européenne. Même si l'objectif européen n'a pas été atteint, les Turcs sont devenus, en l'espace de quelques années, une référence en termes de savoir-faire industriel, de gestion d'entreprises, de compétitivité (rapport qualité/prix) et d'expansion économique hors frontières. Jusque-là rien à dire. Mais, s'agissant du site choisi, en l'occurrence la région d'Ennahli, pour abriter cette zone industrielle, la donne n'est plus la même et les termes de l'accord deviennent plus problématiques en l'absence d'informations sur la nature des activités de ces entreprises et le devenir de cette région du gouvernorat de l'Ariana (axe routier Tunis-Bizerte) qui abrite l'un des plus grands parcs urbains du pays, le parc d'Ennahli, d'une richesse naturelle inestimable de nos jours. Faut-il rappeler que, selon les conventions internationales, les parcs urbains qui abritent généralement des forêts denses jouent le rôle de ceinture verte autour des villes dans le but de contenir l'invasion du béton et de préserver la qualité de l'air et les ressources naturelles (faune et flore). Cette mission des parcs urbains répond à une des conditions de base du développement durable, concept mondial, à savoir la préservation d'un environnement viable pour les générations actuelles et futures. Pourquoi pas à Kasserine, Siliana, Kébili... ? Ceci dit, la question qui se pose est : pourquoi Ennahli, une région agricole amie de l'environnement, pour abriter une zone industrielle alors que les terres arides et vastes des régions intérieures de l'ouest et du sud du pays attendent impatiemment des projets industriels d'une telle envergure pour sortir de l'oubli et arracher leur population de la pauvreté ? Dans une précédente déclaration, en février dernier, à l'occasion d'un séminaire sur le partenariat économique turco-maghrébin, M. Ridha Saïdi avait, à juste titre, qualifié le site des mille futures entreprises turques de «zone amie de l'environnement» et avait même indiqué que 50 hectares de terrains ont déjà été aménagés et que les procédures de changement de vocation des terrains restants sont en cours, étape précédant les travaux d'aménagement. Autre interrogation : pourquoi le Grand-Tunis au lieu de Kasserine, Sidi Bouzid, Siliana, Jendouba ou Kébili, pour ne citer que ces régions défavorisées et en grande partie dépeuplées par l'exode vers les grandes villes à la recherche de l'emploi. A ce stade d'avancement du projet, et en vertu de la législation en vigueur, une étude d'impact environnemental est supposée être réalisée et validée par l'Agence nationale de protection de l'environnement, organisme public et technique chargé d'évaluer les études d'impact environnemental des projets industriels et valider, quand c'est le cas, leur conformité aux normes environnementales en vigueur en matière de lutte contre toutes les formes de pollution et de surexploitation des ressources naturelles. Le principe des EIE n'étant pas de faire obstacle aux projets de développement industriel mais de bien les intégrer dans leur environnement naturel pour leur conférer une perspective durable. ANPE et société civile ignorent tout Contacté pour avis au sujet du projet de création de la zone industrielle d'Ennahli, le département des études d'impact de l'ANPE n'en donne aucun. «Nous n'avons rien reçu à ce sujet, ni étude d'impact environnemental ni aucune autre information concernant ce projet industriel», assure Mme Amel Bouassida, chef de département à ladite Agence. Du côté de la société civile spécialisée dans le domaine environnemental, on n'en saura pas plus. «Nous ne savons pas plus que ce qui a été mentionné dans le communiqué de la présidence du gouvernement», précise M.Mounir Majdoub, expert en environnement. Est-il possible qu'un projet industriel d'une telle envergure puisse être conçu (étude de faisabilité) et lancé sans que toutes les dispositions réglementaires soient respectées et dans la plus grande discrétion ? Et faut-il attendre la visite officielle en Tunisie, prévue à la fin de ce mois de mars, du premier ministre turc Erdogan, pour espérer savoir davantage sur ce projet tuniso-turc ? M. Riadh Bettaieb, ancien ministre de l'Investissement et de la Coopération internationale, avait évoqué ce sujet, en décembre dernier, indiquant que la zone industrielle d'Ennahli sera calquée sur la cité industrielle intégrée Ostim à Ankara qui abrite près de 5.000 petites et moyennes entreprises. Un petit voyage virtuel dévoilera une immense cité industrielle en béton où seules les charpentes en dur, les machines et la haute technologie ont droit de cité. Le petit village d'Ennahli et l'immense forêt qui le côtoie n'étaient-ils pas plus disposés à abriter un mégaprojet agricole avec des ramifications écotouristiques ? A propos d'environnement, les réalisations de la Turquie dans ce domaine ne semblent pas être suffisantes. Le rapport de la Commission européenne de 2011 a signalé «des progrès au niveau de la gestion des déchets», mais «des avancées limitées en ce qui concerne la qualité de l'eau, les produits chimiques, les capacités administratives, la législation ainsi que le contrôle et la gestion des risques de pollution industrielle.» Le rapport souligne également que «le pays doit mettre en place une politique relative au climat plus efficace». Osons espérer que le partenariat stratégique tuniso-turc s'intéresse davantage aux critères environnementaux des projets communs afin que ces derniers puissent créer de la richesse et du développement dans des perspectives durables. En attendant, il faut croire que la région d'Ennahli intéresse plus d'un partenaire étranger. Déjà, en janvier dernier, on annonçait la prochaine création dans cette région d'un projet technologique (TIC) américain promettant la création de 1.400 emplois au profit des diplômés du supérieur. La société civile environnementale devrait également s'y intéresser davantage.