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Agra : léproserie et tempête
Bonnes feuilles - Récit d'un voyage en Inde
Publié dans La Presse de Tunisie le 20 - 04 - 2013

Le voyage, l'étude et l'écriture, trinité enchantée, habitent le versant ensoleillé de l'histoire de l'écrivaine suisse Yvonne Bercher. Voilà plus de dix ans qu'à petits pas, elle arpente avec entêtement et délice l'Orient, cet univers qui élargit son monde intérieur, ses rêves et sa réflexion. Elle relate dans la septième partie de ces feuilles quelques épisodes de son dernier récit consacré à l'Inde, berceau des civilisations.
Monde artificiellement préservé, bulle aseptisée dans la danse de la vie indienne, notre hôtel arborait comme un drapeau une sentinelle au costume impeccable et au turban conquérant. Sa mise soignée et triomphante faisait ressortir l'aspect misérable des abords immédiats de ce coffre-fort à touristes dans lequel sans conviction, consignés là, nous avions élu domicile. À quelques dizaines de mètres à peine de cet hébergement proche du Taj Mahal, le panneau qui annonçait : «National Jalma Institute for Leprosy» rendait cette affirmation de richesse encore plus anachronique, décalée, indécente.
Après avoir déposé nos valises dans une chambre purement fonctionnelle, aux fenêtres hermétiquement closes, une boîte de tristesse malgré son indéniable confort, nous partîmes faire un tour avec notre chauffeur.
Au bord d'une route, alors que je n'attendais rien de cet ordre, je vécus l'un de ces moments d'émerveillement subrepticement soustraits à l'adversité, étincelles d'absolu qui réchauffent le cœur. Suspendu dans le temps comme dans l'espace, apparut soudain un tableau intemporel : un troupeau éparpillé de buffles robustes, massifs et sombres, qui paissaient placidement dans la partie verte du lit de la rivière, leur magnifique domaine. En arrière-fond, tels des wagons immobiles, des bâtiments ocre et blanc semblaient encore étirer cette composition parfaitement équilibrée. Du gravier boueux couleur graphite, de l'eau qui scintillait, de l'herbe d'un vert vigoureux entrecoupée de zones aqueuses, un très haut mur, toutes ces horizontales, où le mat et le brillant alternaient, donnaient à ce tableau opalescent une atmosphère foncièrement apaisante. Une fenêtre venait de s'ouvrir sur la douce éternité de l'Asie.
Jusque-là, nous avions bénéficié d'un ciel clair, presque blanc, privé de mystère, de toute profondeur et de toute fantaisie. Soudain, comme un changement de décor effectué par des acteurs pressés, de manière spectaculaire et dramatique, des nuages menaçants et lourds, tragiques, pleins de relief, encombrèrent l'espace céleste et s'y bousculèrent comme s'ils s'y disputaient la préséance. Le jour allait s'éclipser et la nuit nous fondre dessus, bien plus vite qu'en Europe. Nous avions oublié que nous nous trouvions plus près des tropiques.
Alors qu'entre chien et loup, nous contemplions ce ciel en travail, notre attention fut attirée à quelques mètres de nous par le crépitement d'une grosse tache de lumière très vive, dévorante, aveuglante, sorte de foudre horizontale, blanche, par moments rosée, masse incandescente comme un feu d'artifice. L'installation électrique qui jouxtait l'hôtel venait de s'enflammer. Avec quelques boys sortis de l'hôtel pour regarder la première pluie qui allait plaquer au sol la poussière, et répandre l'odeur si éphémère d'une bonne terre sous les premières gouttes, nous détaillâmes pendant quelques secondes ce spectacle quasi cosmique qui, suivi d'une explosion tonitruante, nous plongea dans le noir pour un petit moment, le temps qu'un générateur prenne le relais.
Sans surprise, parce qu'il s'agit d'une constante des pays émergents, nous avions pu constater de nos yeux la précarité et la dangerosité des installations électriques, véritables écheveaux de mort maintenus en l'air par des poteaux branlants. Pratiquement tous les jours, nous allions vivre des coupures de courant à répétitions. Après notre retour à Genève, une gigantesque panne plongerait quelque 600 millions d'Indiens dans le noir et ferait parler d'elle jusque dans les quotidiens suisses.
Peu après, il se mit à pleuvoir des nappes et à tonner sans arrêt. Quelle était cette baguette magique qui, d'un coup, avait rendu le monde liquide? Les quelques arbres qui entouraient l'hôtel semblaient agiter des bras implorants dans la tempête. Ravis de voir enfin se déployer cette mousson dont nous avions tant entendu parler, et regardé avec délice, bien calés sur nos fauteuils, des vidéos apocalyptiques sur Internet, nous restions comme des sémaphores sur l'esplanade de terre battue qui jouxtait notre gîte. Nos sens démultipliés, nous dégustions comme de l'hydromel cette ondée pléthorique, qui avait eu le bon goût d'attendre que l'on quitte Delhi pour se répandre sur nos têtes. Le menton levé vers le ciel, les autochtones jubilaient eux aussi, recevant ces cataractes comme une bénédiction, un cadeau longtemps convoité. Trempés mais ravis, nous allâmes lestement nous changer pour déguster un repas substantiel présenté avec soin, puis rejoindre notre lit. Pendant toute la nuit, les éléments malmenèrent la végétation, l'ébouriffèrent furieusement, lui déversèrent dessus des trombes d'eau. Le lendemain matin, une salade de feuilles arrachées jonchait le sol.
Le Taj Mahal
Ce palais tombeau avait été édifié au XVIIe siècle sur ordre de l'empereur Shah Jahan, à la mémoire de son épouse favorite qui mourut en couches. À la face du monde entier, le mari inconsolable avait transmué son chagrin en beauté.
Irréel comme une bulle au-dessus des horizontales de la rivière et de paysages démesurés, il semblait flotter dans une évanescence féérique. Quatre pavillons à coupole, en grès rouge orné de marbre blanc, de facture plus simple, mais complémentaires, contribuaient à délimiter l'espace sacré de cet Eden, symphonie de verdure ressuscitée par la première ondée de la mousson, paradis parfumé que nous allions fouler de nos pieds, dans une aurore doucement humide.
Par une très légère pluie, nous nous sommes donc levés à l'aube pour, avant six heures, le billet règlementaire en mains, faire face à ces milliers de mètres cubes de roche compacte rendus aériens par un savoir-faire de génie. Le Taj Mahal semblait sur le point de se détacher de terre. Une timide ondée résiduelle amenait une ou deux touches de couleurs mouvantes dans le paysage : les parapluies de quelques Japonais.
Sans la beauté, la force, l'opulence de la nature qui l'entoure, cette perle de l'univers serait amputée de la moitié de sa grâce. Apaisée par la première pluie de mousson, la végétation revivait, déployée de manière à la fois triomphante et délicate. L'humidité ambiante introduisait une opalescence cotonneuse qui donnait au paysage une profondeur et une irréalité magiques. L'air était incroyablement doux, frais sans être froid, un air animé et non inerte, un air moelleux. Jamais je n'avais respiré un éther si léger et si parfumé. Par bouffées, les senteurs fortes de fleurs aux couleurs éclatantes nous arrivaient.
Nous vivions un de ces éclairs d'illumination où, brièvement, le monde vous envahit et vous traverse. Des cris musicaux d'oiseaux tropicaux accompagnaient ce lyrisme velouté, cette joie extatique. Au loin, on entendait parfois le cri dissonant d'un paon. Autant que le Taj Mahal lui-même, son cadre, à la fois immense et intime comme un chuchotement, nous transportait dans une autre dimension. Rarement je n'ai si consciemment savouré l'instant présent; aucune échéance immédiate ne nous talonnait.
Une surveillance très attentive, mais souple, incitait à se comporter en invité. Paisiblement, nous avons gagné l'esplanade démesurée qui surplombait la rivière et minutieusement regardé l'intérieur du bâtiment, nos chaussures emballées dans un plastique glissant. Du limon gris, transporté par les pieds des visiteurs, maculait le marbre clair du sol. Paradoxalement, probablement parce qu'il baignait dans la pénombre, je ne garde du tombeau de la jeune femme adorée, dont le trépas inspira un tel déferlement de beauté, qu'un souvenir assez confus.
L'alternance de minarets et de coupoles, d'influences indiennes et persanes, comme les proportions de l'édifice, excluait toute idée même de lourdeur. Vu de tout près, le Taj Mahal continuait à irradier sa blancheur et sa légèreté. Omniprésentes, des incrustations de cornaline et autres pierres semi-précieuses soulignaient l'éclat du marbre. Du mur ocre d'une dizaine de mètres qui sépare le Taj Mahal de la rivière Djumna émergeait une ribambelle de singes gris, habillés d'un pelage qui devait être doux comme des houppes à poudre. Nos presque semblables, irrévérencieux et mutins, d'une pétillante effronterie, apparaissaient et disparaissaient, se détachant sur un horizon dépouillé et lointain, pour, sans crier gare, se jeter dans le vide et se rattraper quelques mètres plus bas, avec une habileté diabolique.
Avec ces animaux téméraires, imprévisibles et facétieux, les Indiens entretiennent une distance certaine, teintée de crainte, et des rapports plutôt conflictuels qui nous valurent deux scènes cocasses: une mère singe, son petit cramponné à elle, avait fait mine de charger un groupe de femmes qui s'étaient imprudemment approchées. En un clin d'œil, je vis un tourbillon de saris éclatants voler dans le matin indien et leurs propriétaires s'égailler avec force cris. L'incident avait alerté trois gardes en uniforme kaki, qui surgirent martialement, les armes à la main. En quelques secondes, la guenon avait battu en retraite et tout était rentré dans l'ordre. La disproportion entre les moyens mis en œuvre et la menace initiale donnait à ce déploiement un air de farce. Plus loin sur notre route, à l'entrée d'un temple, nous pûmes longuement contempler un gros babouin qui avait résolument pris place sur le toit d'une voiture toute neuve, qu'il utilisait comme un mirador. Scandalisés, les usagers officiels du véhicule lui fondirent dessus et le chassèrent avec une indignation de vaudeville. On peut s'étonner que les Indiens, pourtant si subtils, n'aient pas, à force de côtoyer ces animaux intelligents, trouvé avec eux un modus vivendi plus fluide et pacifique.
L'heure avançait. Avec un certain effroi, nous regardions arriver, du fond du parc, des cohortes d'humains des quatre coins du monde, lâchés comme des molécules de gaz qui se répandent dans l'atmosphère. Ici et là, indiquant la progression de la vague, des flashs crépitaient dans la verdure.
Peu à peu, l'ondée s'effaçait; un ciel pommelé laissait filtrer quelques rayons d'un timide soleil. De bon augure, ce moment d'exception, intense et magnifique, avait donné le coup d'envoi à notre séjour en Inde. Il allait nous propulser, confiants et comblés, vers un inconnu qui nous ouvrait les bras. La perspective d'autres cadeaux de cette qualité nous insuffla le courage de nous arracher à ce monde irréel et somptueux, ancré dans l'humanité comme dans la création.
À quelques dizaines de mètres seulement de l'enceinte du Taj Mahal, pudiquement camouflées dans la pénombre d'un bois, des tentes rapiécées, chancres noirs et pesants de misère, abritaient quelques familles qui discrètement survivaient là, en symbiose avec leurs animaux.


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