Par Hamma HANACHI Vendredi 19 avril. Club Tahar-Haddad. Projection du documentaire Le voyage à Tunis de Bruno Moll et rencontre avec Nacer Khemir, acteur et coréalisateur. L'histoire commence en Suisse. Invité à Berne pour projeter son film Baba Aziz, le prince qui contemplait son âme, N. Khemir demande à visiter le musée consacré aux œuvres de Paul Klee. Son admiration pour le peintre remonte à son enfance, raconte-t-il, quand, en compagnie de son père, lors d'une exposition, il découvre les aquarelles du peintre suisse... ou allemand (les deux pays se l'arrachent et pour cause). Choc et interrogations sur l'art, suite à quoi, N.K. décide de devenir artiste-peintre. Depuis, que d'eau a coulé sous les ponts, il a écrit des livres, exposé des tableaux et réalisé des films. A Berne, la salle est pleine, Baba Aziz plaît à l'assistance, hasard ! Le cinéaste suisse Bruno Moll est parmi les spectateurs. Rencontre heureuse, affinités électives, N. Khemir dit croire beaucoup dans le hasard des rencontres fortuites et les effets, les projets qu'elles génèrent. Discussion autour de l'œuvre de Klee, de son voyage à Tunis. L'idée d'un film est partagée, préparation et recherche de budget. Le projet prend forme, complicité entre les deux cinéastes, Bruno Moll est à la barre, N.K. connaît bien son sujet, il propose le chemin : un périple qui reprendrait pas à pas l'itinéraire du peintre, jour pour jour, visite des lieux traversés et les villes de son séjour. Avril 1914, en compagnie d'August Macque (1887-1914), peintre, de Molliet ( 1880-1962), artiste, aquarelliste et ami de lycée, Klee prépare son voyage. Départ, Marseille, le port, la mer, sa grande aventure artistique commence. 15 jours de découvertes et d'émotions. Plus de 90 ans plus tard, N.K.suit les pas du trio. Le film, Voyage à Tunis, commence. Les lumières de Tunisie fréquemment évoquées dans le journal de Klee, des images fixes, des commentaires passionnés de l'artiste, nourris par l'excès, la sève monte. Klee est ébloui, dès son arrivée, il relate ses impressions avec enthousiasme, dépassé par la force des surprises de la nature, l'intensité de la lumière, l'abondance, la multiplication des reflets du soleil, il fourmille d'idées, de pensées et de rythmes. Une virée à Ezzahra (ex-Saint-Germain), la mer, les miroitements de l'eau, il habite une belle villa, dont les murs seront décorés. Une question dans la foulée, que devient cette maison de style colonial, à toitures et hauts murs? Aucun ministre de la Culture n'avait prêté attention pour la signaler dans un parcours touristique ou culturel. Aux yeux des responsables, le sujet a-t-il peu d'importance ? Ezzahra, vu sur une aquarelle de Klee : des touches verticales, transparentes, bleu clair, rose, fuschia, toitures en forme de triangles sombres, pas de traces d'encre ou de crayon. Soit ! N.K. ne semble pas faire son miel des œuvres de Klee, quelques tableaux devant lesquels on aurait souhaité rester plus longtemps. Direction le Cap Bon. Klee séjourne à Hammamet. Pas de personnages en habits traditionnels, pas de folklore ni voyeurisme, dans ses aquarelles, ses dessins, il y a des formes, des couleurs et surtout de la lumière, un combat permanent avec les lumières, Klee est dans les paysages, hors de toute vision orientaliste. Entre les scènes, N. Khemir introduit des séquences de ses anciens films. Croisement entre deux expériences, l'une à travers la peinture, l'autre à travers le cinéma. Hammamet et sa mosquée, aquarelle mondialement connue, le minaret trône au milieu, les maisons autour, de la verdure, un coin de ciel, couleurs chaudes, atmosphère éthérée, une sorte de vapeur enveloppe l'œuvre. N. Khemir fait le guide, pas de texte, il flâne sans nostalgie dans le passé de la civilisation arabo-islamique, se trouvant devant une maison, il déchiffre les signes, la décoration, les clous sur les portes, les formes géométriques, triangles ou cercles, le heurtoir, les ouvertures. Il nous emmène dans son village à Korba, sa maison est de bon goût, il explique les reliefs des murs, la calligraphie, les mots et les noms, l'intérieur est confortable, une fenêtre en forme de carré ouvre sur la mer. Il raconte son enfance, ses vacances d'été, le jardin, ses évasions. Il est au centre de l'écran, apparemment désireux de plaire. Deux mondes, deux artistes se rencontrent, se télescopent, des phrases célèbres de Klee ponctuent le récit. L'art ne reproduit pas le visible, il rend visible. Deux mondes se rencontrent, sans décors, sans personnages. Kairouan, une photo de Klee sur un âne, prise par son ami Macque qui, quelques mois plus tard, ira mourir sur le front dans les Ardennes. 75 minutes de cinéma, sans scénario préétabli, sans personnages ni héros, sans autre sujet que des paysages, des commentaires érudits, une rencontre d'art entre l'Occident et l'Orient.