J'accuse est le dernier album de Damien Saez, sorti le 29 mars dernier. Le titre de cet opus, le sixième de l'artiste né en 1977, fait sûrement allusion à la «Lettre au Président de la République [Félix Faure] par Emile Zola», lettre intitulée «J'accuse…‑!» et publiée dans L'Aurore du jeudi 13 janvier 1898. Mais, avant d'entrer dans le vif du sujet, lisons le début du «J'accuse» de Zola, pour nous souvenir aussi bien de la verve de pamphlétaire que de la passion pour la justice animant l'auteur de Germinal et de L'Assommoir : «Monsieur le Président, Me permettez-vous, dans ma gratitude pour le bienveillant accueil que vous m'avez fait un jour, d'avoir le souci de votre juste gloire et de vous dire que votre étoile, si heureuse jusqu'ici, est menacée de la plus honteuse, de la plus ineffaçable des taches ? Vous êtes sorti sain et sauf des basses calomnies, vous avez conquis les cœurs. Vous apparaissez rayonnant dans l'apothéose de cette fête patriotique que l'alliance russe a été pour la France, et vous vous préparez à présider au solennel triomphe de notre Exposition universelle, qui couronnera notre grand siècle de travail, de vérité et de liberté. Mais quelle tache de boue sur votre nom — j'allais dire sur votre règne — que cette abominable affaire Dreyfus ! Un conseil de guerre vient, par ordre d'oser acquitter un Esterhazy, soufflet suprême à toute vérité, à toute justice. Et c'est fini, la France a sur la joue cette souillure, l'histoire écrira que c'est sous votre présidence qu'un tel crime social a pu être commis. Puisqu'ils ont osé, j'oserai aussi, moi. La vérité, je la dirai, car j'ai promis de la dire, si la justice, régulièrement saisie, ne la faisait pas, pleine et entière. Mon devoir est de parler, je ne veux pas être complice. Mes nuits seraient hantées par le spectre de l'innocent qui expie là-bas, dans la plus affreuse des tortures, un crime qu'il n'a pas commis.» Le ton, si courtois soit-il, n'en demeure pas moins polémique, mais peut-il être autre, neutre ou avec des bémols, dans le contexte d'alors ? Non, il est vrai. L'heure est grave et les temps sont à la guerre, au poing levé, au doigt pointé, aux accusations et attaques frontales. Damien Saez, quant à lui, s'inscrit dans le droit fil de Zola tout en tournant le dos aux politiques car il peut, grâce à la musique, s'adresser directement aux siens, ceux-là qu'il a appelés à la rescousse le 21 avril 2002, au lendemain du premier tour de l'élection présidentielle, dans un hymne poignant, «Fils de France», publié gratuitement sur Internet, dans lequel il rappelle aux Français le souvenir des Lumières, celui de la Révolution de 1789 et celui de la Résistance, et dans lequel il appelle à lutter contre les projets raciaux du Front National. En voici un extrait significatif : Nous sommes, nous sommes, La nation des droits de l'homme, Nous sommes, nous sommes, La nation de la tolérance, Nous sommes, nous sommes, La nation des Lumières, Nous sommes, nous sommes, À l'heure de la Résistance. Sans doute ces paroles sont-elles roboratives, notamment lorsque nous les écoutons mises en musique par Saez. Les voix off qui ouvrent l'opus et qui témoignent de la stupéfaction des «jeunes de France», le chœur féminin qui rappelle que l'égérie allégorique de la République est Marianne, le rock énergique portant la voix si tendre et si violente à la fois de Damien Saez sont tous des éléments qui font de «Fils de France» un hymne à part entière, un hymne de guerre et de résistance. Or, voilà que J'accuse renoue avec cet aspect engagé où poésie et musique sont volontairement politiques. Les paroles de Saez ne sont pas de vaines paroles ou des mots à l'emporte-pièce destinés à être dits ou criés pour être finalement étouffés sous une chape de plomb de musique rock. Il suffit en effet de se référer au triple album Varsovie, L'Alhambra, Paris, sorti en 2008, ainsi qu'aux poèmes d'A ton nom (Actes Sud, 2001) pour s'en rendre compte. J'accuse marque, donc, un retour à la parole engagée. En témoigne la première pièce de l'album, intitulée «Les Anarchitectures», que Saez interprète a cappella — sans accompagnement d'instruments —, comme pour donner d'emblée le ton à ce réquisitoire poétique : Aux agneaux égorgés au loin Au chant des coqs dans le lointain A l'orée des grands champs de blés L'humanité, les poings liés Scotché à la lisière du bois Petit poucet cherche pourquoi Ses parents ont capitulé Au grand vent des communicants De tous nos temples les églises N'ont plus le grand des cathédrales Au temps des Anarchitectures Des lance-pierres contre les murs Les sacs de billes ont pris le large Et les amours au coin des grives Certes, le mot «anarchitecture» désigne pour certains une forme de nouvelle architecture, d'architecture alternative, qui prend le contre-pied de l'architecture ambiante dans les villes modernes, mais qu'en est-il chez Saez ? Peut-être emploie-t-il ce mot dans un autre sens, celui d'un mot-valise formé par le mot «anarchie», avec toutes les références qu'il contient, et le mot «architecture» avec le suffixe nominal «ture» qui signifie l'action ou le résultat de l'action. Sont-ce les politiques sociales et économiques, qui se disent pourtant raisonnées et raisonnables, que récuse l'artiste en les qualifiant d'anarchistes ? Oui, le capital, l'esprit du gain et le pouvoir sont anarchiques dans la mesure où rien ne peut les arrêter. Et Saez de s'en prendre à eux, dans une perspective de mise à nu, de critique et de travail de sape comme le montrent les deux derniers couplets des «anarchitectures» : Salut toi mon frère de faubourg Salut à toi le Bérurier Je ne vois rien aux alentours Que des tristesses à bon marché Salut à toi frère de banlieue Toi qu'on voudrait laisser pourrir Dans le ghetto des consommants Dans le ghetto des illettrés Salut à toi femme au combat Toi dont la lutte a pris la rouille Comment te dire mais de nos jours Les féminismes manquent de c... Salut toi mon étoile au loin L'illuminé de nos chemins S'éclairera bientôt je sais Si l'on n'en perd pas le parfum Vigilance à tous nos esprits Et feu de tous les journalismes Puisque toujours il faut combattre Des nouveaux temples Les fascismes Cela étant ainsi dit et porté, qui plus est, par une voix rare, une voix dont le grain émeut, réveille et éveille, il nous faut reconsidérer nos goûts musicaux qui sont souvent malmenés par des produits bien trop consommables pour être consommés. Damien Saez dont les paroles et la musique nous émeuvent, réveillent et éveillent nous rappelle ce mot du philosophe Adorno : «Avec la liberté de celui que la culture n'a pas entièrement englouti, le vagabond de la musique ramasse le morceau de verre qu'il trouve sur la route et le tend vers le soleil pour en faire jaillir mille couleurs.»