Les obsèques de feu Mohamed Brahmi ont tenu, malgré un thermomètre flirtant avec les 40 degrés, la promesse faite par le Front populaire d'une mobilisation toute politique pointant du doigt Ennahdha et la Troïka. 30.000 personnes ont ainsi bravé la canicule pour dénoncer les assassinats politiques, rendre hommage au courage de la victime et demander le départ d'Ennahdha et de son gouvernement de coalition. L'assassinat de Mohamed Brahmi a été, pour de nombreux Tunisiens, comme le signal, à la fois, d'une profonde désillusion et d'un appel à réagir face à l'omnipotence du parti islamiste, accusé d'avoir encouragé la violence, le fanatisme et le terrorisme ou de les avoir favorisés. Pour l'opposition, cela a été l'occasion de mettre fin à un processus d'installation durable d'Ennahdha aux commandes du pays, sur la base de méthodes qu'elle dénonce, et de référents tantôt autoritaires limitant droits et libertés, tantôt islamistes insérés en filigrane dans les législations et le projet de constitution, accusés comme pouvant déboucher sur une interprétation théocratique. Et l'opposition, qui exigeait notamment la dissolution desdites ligues de protection de la révolution, a dû les affronter, hier, aux abords de la Constituante, lorsque les foules du cortège funèbre ont rejoint le Bardo pour appuyer le sit-in des 55 députés ayant suspendu leur appartenance à l'Assemblée. La journée de vendredi a, à la faveur de la grève générale décrétée par l'Ugtt, été le théâtre de manifestations massives dans la plupart des villes, et notamment dans celles de l'intérieur du pays où les affrontements avec les forces de l'ordre ont été parfois très sérieux, voire particulièrement violents, comme cela a été le cas à Gafsa où il y a eu mort d'homme. Ce, alors qu'à Sidi Bouzid, et comme pour mettre en pratique l'appel à la «désobéissance civile pacifique» lancé par le Front populaire, l'on a investi le siège du gouvernorat et «remplacé les responsables», sur la voie d'une «indépendance» à l'égard du pouvoir central. Dans d'autres villes, ont été enregistrées des attaques de postes de police et autres symboles de souveraineté. Sur le plan institutionnel, le retrait déclaré de 55 députés, que d'autres pourraient suivre, marque une dislocation de fait de la Constituante, désormais à nu, dépourvue de son opposition et de sa crédibilité consensuelle si déclamée. La Troïka, appuyée par le nouveau parti de Mohamed Abbou et le mouvement de Abderraouf Ayadi, défend bec et ongles sa légitimité électorale, que les différents partis de l'opposition estiment caduque depuis le 23 octobre 2012. Monté au créneau, Mustapha Ben Jaâfar a fait appel aux constituants démissionnaires pour qu'ils reviennent sur leur décision, leur promettant la promulgation de la Constitution avant le 23 octobre prochain, sur la base d'un texte consensuel. Pour la Troïka, seules des élections sont habilitées à renverser le gouvernement, la dissolution de la Constituante étant assimilable à un coup d'Etat. Pour les opposants, il est désormais essentiel et urgent de former un gouvernement de salut national consensuel et une instance d'établissement et de supervision de la feuille de route destinée à parachever la dernière étape de la transition démocratique. Sachant qu'une grande partie de cette opposition réclame parallèlement la dissolution pure et simple de l'Assemblée constituante. Bref, la tragédie de l'assassinat de Mohamed Brahmi semble ressembler fort à cette fameuse goutte faisant déborder le vase, celui de la patience de l'opposition et d'une bonne partie de l'opinion, faisant brusquement chavirer la barque de fortune qu'empruntaient ensemble toutes les familles politiques de la société tunisienne. A l'image de la voiture ayant été piégée hier à La Goulette, la situation est désormais explosive, sans recours, avec un pouvoir qui menace ses détracteurs en justice, et une opposition enfin unie qui exige un consensus groupant sans conditions toutes les forces politiques. Comme alternative à la Constituante et au gouvernement de la Troïka. Nous sommes ainsi en présence d'une option mettant en cause tout le travail de la Constituante depuis son élection, y compris le projet de constitution, les textes adoptés et les instances mises en place. De même qu'elle se propose de remettre en cause les nominations partisanes effectuées par le gouvernement et de garantir des conditions générales d'éradication de la violence, du terrorisme et du trafic d'armes. Sans oublier la dissolution des «ligues de protection de la révolution». C'est une option qui veut renégocier totalement les conditions du consensus établi jusque-là entre la majorité et l'opposition, entre les islamistes et les modernistes. Or ce choix, adossé à un nouveau rapport de force, va exiger de tout effacer pour tout refaire. C'est une tâche colossale qui suscite l'appréhension des citoyens, quand on sait que certains pensaient qu'on en était au «dernier quart d'heure», comme l'a dit le président Marzouki. Mais les opposants n'ont plus confiance, c'est un argument difficile à contrer.