Par Abdelhamid GMATI L'engouement pour la politique qui s'était emparé des Tunisiens, juste au lendemain de la Révolution, s'estompe. En 2011, on a eu droit à un véritable foisonnement de la «chose» politique et on a compté jusqu'à 115 partis légalisés. Longtemps interdits de politique, jusqu'à juste en parler en public, les Tunisiens s'en sont donné à cœur joie sur les plateaux de télé, dans les studios de radio, sur les pages des journaux, sur la place publique, dans les cafés et restos, dans les administrations, à l'école et à l'université; bref chacun voyait l'avenir à sa manière. Et c'est justement cette cacophonie qui a brouillé les esprits et a donné lieu aux premiers signes de désaffection sensible, surtout auprès des jeunes, supposés avoir conduit la révolution. A la mi-2011, un sondage indiquait que 77% des jeunes interrogés ne participaient pas aux meetings des partis. Pour les élections d'octobre 2011, seuls 17% de jeunes s'étaient portés candidats. Plusieurs raisons ont été avancées, dont en particulier « un débat stérile souvent sur des thèmes creux comme la laïcité et l'identité ». Les jeunes avaient d'autres attentes. La majorité de la population aussi, et elle l'a exprimé par l'abstention aux élections : moins de 50% des Tunisiens se sont rendus aux urnes. Aujourd'hui, le paysage politique, complètement déboussolé, débouchant sur la crise que l'on connaît, n'a pas arrangé les choses. De plus en plus de Tunisiens se disent «déçus», «pas intéressés», «dégoûtés» de la politique. Le dernier sondage du bureau 3C Etudes indique que 52% des Tunisiens interrogés ne comptent pas aller voter et 44,6% des électeurs potentiels ne savent pas pour qui voter. Il y a lieu de s'interroger sur les raisons de cette « démission ». Il y a d'abord les performances inexistantes des gens au pouvoir. La non-élaboration d'une Constitution après plus de deux années d'ANC, les projets de loi fortement contestés, l'absence de réalisations concrètes, la non-résolution des principaux problèmes ayant entraîné la révolution, l'aggravation du chômage, la situation économique alarmante, l'islamisation rampante et la division de la société, la violence politique, la situation sécuritaire, l'assassinat de leaders politiques, le terrorisme inconnu jusqu'ici qui fait des victimes parmi nos soldats et les forces de l'ordre, la justice qui semble être aux ordres... Ajoutons à cela les gesticulations stériles, l'absence de débats politiques, d'idées et de propositions porteuses, le crêpage de chignons jusqu'au sein de l'Assemblée, les invectives, les insultes, les théories du complot, les accusations, sur les plateaux de télé et dans les médias. A vrai dire, rien de bien excitant qui puisse susciter un intérêt pour la politique. Cela dit, est-ce une raison pour abandonner son intérêt pour la chose publique ? Les partis d'opposition ne sont pas en reste. Périodiquement, l'un ou l'autre joue à la «sainte nitouche» et déclare se retirer ou geler sa participation à telle ou telle réunion, à tel débat ou à telle action. Cette semaine, quelques-uns ont déclaré se retirer du Dialogue national avant de se rétracter. Est-ce la bonne manière de réconforter les citoyens, leurs électeurs, leurs partisans et sympathisants ? Et puis, qu'est-ce que cette politique de la «chaise vide» ? Les dernières décennies foisonnent d'échecs des pays arabes dus à cet abandon, à cette «chaise vide». L'opposition tunisienne a montré son efficacité : pour la première fois dans notre histoire récente, les partis d'opposition ont contraint le pouvoir à s'asseoir autour d'une table de négociations, à consentir la démission du gouvernement et à accepter une certaine alternance. Certes les partis au pouvoir se défendent comme ils peuvent, tergiversent, pratiquent le double langage mais ils finissent par venir au principe du consensus, sous peine d'être dénoncés et d'y laisser des plumes. Le combat continue et il est impératif de continuer et de s'assurer que la feuille de route adoptée par tous, y compris par la principale formation au pouvoir, sera scrupuleusement appliquée. Il y va de l'intérêt de tout un peuple ; il n'est pas bienvenu que des ego d'une certaine élite faussent la démarche. Il y a des embûches, des difficultés, des raisons plausibles de se fâcher ou de se sentir floué; mais n'est-ce pas ce que cherchent les pouvoirs dictatoriaux : dégoûter les gens de la politique ? Ben Ali l'a fait et c'est ce que tentent de faire les islamistes. Les Tunisiens, citoyens lambda, partis politiques, associations, organisations, société civile, tous doivent comprendre que les gouvernants veulent rester seuls en scène. Se désister ou se désintéresser de la chose publique fait le jeu des gens au pouvoir qui n'aspirent qu'à avoir les mains libres et à agir à leur guise sans contrainte ni obligation. Se désister, «démissionner», c'est faire le lit d'une nouvelle dictature. On ne le dira jamais assez : la démocratie a horreur du vide. Les dictatures, elles, ont horreur du plein. Et il est primordial que tout le monde participe et que l'on impose le consensus, seul garant de la paix sociale et d'une société harmonieuse.