Enfant prodige, artiste atypique, un oud, une voix et toute une philosophie qui en découle. Dhafer Youssef, artiste d'envergure internationale, vient de sortir son dernier album Birds requiem en France et aux USA. Un album qu'il considère le plus personnel de toutes ses œuvres précédentes...il semble avec le temps qu'il ait atteint l'âge de la raison dans un parcours fait de passion ... Vous avez un parcours atypique mais commençons par le commencement, comment s'est déclenchée en vous cette prise de conscience de votre voix ? C'était au cours de ma jeunesse, dans mon village natal de Teboulba. Je devais alors avoir 6 ans, quand j'ai pris conscience de l'écho de ma voix. J'avais pour habitude de passer du temps avec ma mère, lorsqu'elle était à la cuisine. La radio faisait alors partie du décor et c'est en écoutant les résonnances que produisait l'appareil dans la pièce que je me suis rendu compte des possibilités qu'offre la voix. A l'époque, j'avais également l'habitude de passer des heures au hammam du village à chanter. Les résonnances de ma voix procurées par cet espace caverneux me fascinaient. Vous avez reçu la tradition de la performance musicale de votre famille; racontez-nous ces débuts et cet enseignement... Les membres de ma famille ont constitué un soutien de poids. A l'époque, ils me répétaient : «Dieu t'a fait don de cette voix, tu te dois de chanter». Cependant, c'est surtout grâce à mon grand-père qui était meddeb et qui était issu d'une longue lignée de muezzin qu'une vocation est née. A l'époque, je m'essayais à l'appel à la prière en compagnie du muezzin de la grande mosquée, monsieur Moncef Ben Saïd. Il trouvait que j'avais une belle voix et l'a enregistrée pour la mosquée du village. Un des premiers déclics était de tenir ce micro en plastique, acheté à bon marché et d'entendre ma voix s'amplifier et résonner dans le minaret. La voix entre le sacré et le profane est une attitude prise très tôt dans votre village de Teboulba; à quel point cette enfance a guidé votre vocation ? Comme je l'ai raconté, j'ai baigné dans cette ambiance de chants religieux qui font partie des us et coutumes de la région et de la culture tunisienne. Ca m'a donné goût au chant et m'a insufflé l'envie de la musique. Après un enseignement musical classique, vous vous êtes affranchi des formes traditionnelles; comment s'est fait ce choix ? Mon parcours en a décidé ainsi. Mon initiation musicale a commencé avec la troupe de chant liturgique locale dans laquelle j'étais vocaliste avant de fréquenter la maison des jeunes de Teboulba où je me suis exercé au oud pour ensuite intégrer la troupe de Radio-Monastir alors dirigée par son fondateur, le violoniste et membre de la troupe nationale tunisienne, M. Mesbah Souli. Quelques années plus tard, je suis parti à Tunis pour rejoindre le conservatoire de la rue Zarkoun. Cette expérience fut brève. J'ai décidé alors de partir en Autriche pour parfaire ma formation musicale. A Vienne, j'ai découvert un tout autre univers fait de multiculturalisme, de rencontres innovantes et de beaucoup de musique. Au bout d'une année, je me suis rendu compte que la formation académique ne m'intéressait pas, que je pouvais faire de la musique sans la théorie musicale et j'ai commencé à enchaîner les clubs de musique live et à multiplier les rencontres. Entraîné vers d'autres cieux et de nouvelles expériences, vous avez quitté la Tunisie pour l'Autriche; pourquoi une destination si peu probable ? A l'époque, c'était le seul pays où je pouvais me rendre sans visa et c'était aussi le berceau de la musique classique. Quel enseignement gardez-vous de cette expérience ? Qu'à force de persévérance et de passion, l'individu peut accomplir de grandes choses. 1996 : premier album « mousafer». Quelle est la spécificité de cette première œuvre ? Mes découvertes et expériences musicales ont donné vie à cet album qui constitue un prélude à mon travail et à sa dimension universelle. Il m'ouvrit également les portes du Porgy & Bess, club dans lequel les plus grands noms de la scène Jazz mondiale se sont produits, et qui a été un tremplin pour ma carrière. Au bout de ce long parcours, comment définissez-vous votre musique ? Je pense sincèrement qu'il est difficile de la définir. Je suis toujours en recherche perpétuelle de nouvelles sonorités. Ma musique a évolué avec le temps avec des influences méditerranéennes et le jazz européen dans Malak, une expérience avec les sons électro, fruit de mon intérêt pour les résonances sonores et expérimentations vocales, dans Electric Sufi, et un alliage entre le oud et les sonorités électroniques lors de collaborations avec des artistes phares de la scène électro Jazz scandinave dans Digital Prophecy. Divine Shadows, quant à lui, a été l'occasion d'introduire plus d'instruments à cordes dans mon univers musical. Pour finir, et après le disque, exubérant et expressif qu'a été Abu Nawas Rhapsody, dans lequel je suis retourné vers le Jazz acoustique, j'ai sorti Birds Requiem qui se trouve être plus apaisé et mélancolique. Malgré la dimension universelle que véhicule votre travail et qui a fait de vous un artiste inclassable, vous vous considérez toujours comme un artiste tunisien ? Je suis un artiste tunisien dont l'initiation musicale a commencé en Tunisie. Mon travail a mûri au fil des rencontres à travers le monde tout en s'imprégnant de ma culture tunisienne. Je me considère comme citoyen du monde. La dimension mystique de votre musique semble vous coller à la peau, mais vous avez essayé de vous en défaire pour ce premier album. Pourquoi ? Je suis issu de cette culture dans laquelle j'ai baigné depuis ma tendre enfance et une partie de mon adolescence. Suite à mon expérience viennoise, mon esprit a évolué et cette culture est restée présente à travers mon intérêt pour des philosophes comme Al Hallaj et Abu Nawas, dont les textes m'inspirent et me poussent à me transcender dans mon travail. Ils enrichissent mon univers musical mais ils ne définissent pas ma musique. On a longtemps associé mon travail au soufisme. Je veux me débarrasser de ce cliché. Quant à Birds Requiem, c'est un disque intimiste. Birds Requiem est un album qui vient accompagner une douleur profonde et une immersion dans votre tourmente. Comment est venu ce titre référence à une forme de messe funèbre ? Initialement, le titre de l'album n'était pas Birds Requiem. Ce n'est qu'une fois enregistré, que le titre m'est venu. Plus je l'écoutais, plus le titre s'imposait à moi. Cet album, teinté de mélancolie, est sûrement le plus personnel de tous. Je l'ai préparé à un tournant de ma vie. Il marque un retour vers les origines, les miennes mais aussi celles de ma musique. C'est un requiem à l'attention d'une personne à laquelle je suis profondément attaché et qui n'est plus. Cet album comme les précédents a du mal à être distribué en Tunisie dans le circuit officiel. Pourtant vous avez un réel public tunisien; comment voyez-vous ce dilemme ? C'est frustrant. J'essaye de faire en sorte que mes albums soient disponibles dans certaines librairies mais malgré ces initiatives, tout cela reste anecdotique. Le label avec lequel je travaille n'est pas implanté en Tunisie et la distribution est freinée, entre autres choses, par des obstacles comme un marché étroit, des problèmes liés au piratage, etc. A quand votre prochain concert en Tunisie ? Pour pouvoir présenter un travail qui répond à mes exigences et qui soit digne des attentes du public tunisien, il faudrait réunir certaines conditions que les demandes que j'ai eues, jusque-là, ne remplissent pas. Je reste, néanmoins, confiant à l'idée que cela se fera bientôt.