A partir d'aujourd'hui, nous entamons une série d'entretiens que nous avons menés avec quelques-uns des artistes qui se sont distingués lors des festivals de cet été, ainsi qu'avec les directeurs de certains de ces festivals, dont Carthage, Hammamet, Boukornine et le festival de la Médina. Une manière de proposer une sorte de récapitulatif de cette saison estivale riche, si ce n'est en grands événements, du moins en enseignements. Nous commencerons par Dhafer Youssef, un artiste dont le parcours et l'approche musicale méritent qu'on s'y intéresse. De Téboulba à Vienne puis au monde entier, le chanteur, compositeur et luthiste autodidacte Dhafer Youssef en a parcouru des chemins. Multipliant les rencontres et les expériences, il a fait de chacun de ses disques un rendez-vous entre l'Orient et l'Occident, quelque part dans une dimension parallèle que rares avant lui ont explorée. On y verrait Abu Nawas échanger avec un jazzman, Al-Hallaj croiser un guitariste scandinave. Cette dimension où habite le projet musical de Dhafer Youssef s'appellerait l'universel. En fait, tout est parti d'une graine pérenne dans un environnement aride, transformée en plante verdoyante par la passion et le travail. Ses fruits ont été offerts au public en clôture du festival international de Carthage le 15 août. Dhafer Youssef nous a ouvert les portes de son univers musical, à la veille de ses retrouvailles avec le mythique théâtre romain. Interview. Votre approche musicale est originale. Elle se situerait entre le spirituel oriental et des sons plus occidentaux. Comment est-elle née ? Je suis comme tous les Tunisiens, je représente autant l'Orient que l'Occident, de l'habit à la cuisine et aux arts. Je ne fais point l'exception. Je ne suis ni un jazzman ni un soufi, mais j'ai beaucoup de sensibilité à ces deux registres. Je suis un admirateur invétéré des maîtres soufis, dont les idées sont encore actuelles. Au-delà de la force de l'image et de l'imaginaire poétique dans leurs œuvres, c'est leurs personnalités et leurs parcours qui m'impressionnent. Ils sont pour moi au même rang que les prophètes. Al-Hallaj a vécu le même calvaire que Jésus, et pourtant, il s'est adressé à Dieu pour l'implorer de pardonner à ses bourreaux. Moi, je suis un artiste tunisien qui cultive son propre genre de musique pour aller plus loin, pour résister et vivre ma journée. Quelles sont vos sources d'inspiration ? Votre muse, en quelque sorte? La lecture, les voyages, bien manger, être ouvert culturellement, tout cela stimule la création. Ce qui se passe dans le monde — pas politiquement — m'inspire. Les idées nouvelles et différentes, le théâtre et la peinture, même un passant dans la rue. Tout ce qui est vrai et sincère. L'improvisation occupe une part non négligeable dans vos récitals. Est-elle préparée à l'avance ou native du moment ? L'improvisation, c'est de la composition sur place. C'est une réaction à ce qui se passe sur scène, avec les musiciens. Il faut bien entendu avoir un certain bagage pour s'y adonner. Même dans ma manière d'écrire, l'importance de l'improvisation est palpable. A titre d'exemple, dans mon dernier album Abu Nawas Rhapsody, qui est inspiré du jazz, le travail est basé sur le thème et l'improvisation sur les instruments à cordes. Plus il y a de l'improvisation, plus le groupe est solide et la musique devient plus importante que le thème. Parlez-nous de votre formation musicale. Je suis un autodidacte à 100%. Mon école, c'est la zaouia, la soulamiya et les chants religieux qui ont bercé mon enfance, dans le mausolée de Sidi Ayech à Téboulba. Malgré les difficultés, je suis arrivé à cristalliser mon projet musical que je partage avec le monde. Et cette force est très importante. La formation, selon certains, est indispensable. Comment répondez-vous à cela ? Quand je suis parti m'installer à Vienne à mes débuts, je voulais étudier la musique. Très vite, j'ai pris conscience, grâce à mes musiciens, de la chance que j'avais de ne pas être passé par des cours. A elles seules, l'écoute et la mémorisation m'ont permis une grande liberté de création. Rythmiquement, je ne me pose pas de limites, je ne connais pas l'impossible. Puis, avec la pratique, j'ai su comment forger cette liberté. J'ai tout appris par moi-même et j'en suis fier. Votre carrière a démarré de Vienne. Que vous a apporté l'Autriche des arts, si différente de notre musique et de notre patrimoine culturel ? Les rencontres ! Je dois beaucoup aux gens que j'ai croisés sur mon chemin. Ce sont des prophètes dans ma religion : la musique. Selon vous, la musique doit-elle être porteuse de valeurs d'un engagement, autre qu'artistique ? Un engagement humain oui, mais pas politique. Je pense que la musique ne doit pas entrer dans un engagement qui lui enlève ses ailes. Ce qui est important, c'est le partage, avec les musiciens et le public, où qu'ils soient. C'est quelque chose d'universel. Et surtout, la chair de poule... Si la musique ne touche pas, c'est comme une vie sans amour ni sentiments, une vie sans rien. Comment vous positionnez-vous par rapport à la musique arabe contemporaine ? Malheureusement, je ne joue presque jamais avec des musiciens arabes et j'espère que cela va changer. Mais dans mes compositions, il y a beaucoup de recherche rythmique dans le répertoire de la musique arabe. Quant au côté commercial, c'est le dernier de mes soucis. Pourtant, je crois que le musicien doit être un bon marchand, mais ça peut atteindre sa sincérité. Parlez-nous de votre spectacle à Carthage. Ce sera la synthèse de mes trois derniers travaux et de mon futur projet. Ce sera un point de passage vers le style dans lequel je vais désormais m'installer. Il y aura sur scène des musiciens à cordes, «les 15 cordes de Bratislava » et mon quartet, pour interpréter des morceaux de mes albums Divine shadows et Abu Nawas Rhapsody, d'anciennes et de nouvelles compositions. Il y aura également des invités, dont le guitariste norvégien Eivind Aarset et les turcs Aytaç Doğan et Hüsnü Şenlendirici. Cette rencontre entre l'électrique et l'acoustique est en fait la rencontre entre l'Orient et l'Occident, qui conjugue notre identité, celle du public méditerranéen. Le titre du spectacle, Dance of the Invisible Dervishes, a été pensé dans cet esprit de dialogue entre Orient et Occident, loin des clichés. Ma création est une tentative de documentation de l'identité musicale qui habite nos tripes. Craignez-vous ce rendez-vous ou considériez-vous que ce sera le début d'une reconnaissance? Ce que je pourrai craindre, ce sont les soucis d'organisation. Sinon, c'est un concert comme un autre. Le matériel est là. Le plus important, c'est que j'y prenne du plaisir et que le public partage cela. De Jazz à Carthage, je suis passé au festival de Carthage, plus à proximité du grand public, avec des billets à un prix abordable. Pour un artiste, c'est un rêve. Durant tout mon parcours, j'ai évolué petit à petit. Chaque chose en son temps. Reviendriez-vous vivre en Tunisie ? La question n'est pas là. Je garde toujours un pied ici. La création ne dépend pas du lieu, elle est dans le vécu et dans les expériences. Le climat est-il désormais propice à la création en Tunisie ? Le contexte a changé, mais il y a beaucoup de mauvaises habitudes qui se sont ancrées en nous. Il n'y a toujours pas assez de gens qui lisent, qui vont au cinéma et aux expositions de peinture. Dans le même temps, celui qui est vraiment passionné doit s'accrocher. C'est pour cela qu'encourager les jeunes talents et leur donner une chance est très important, cela même si j'ai fait mon chemin tout seul. Je pense sincèrement qu'il faut les aider et les accompagner. Mais ils doivent comprendre que leur passeport à l'international est dans leur vécu et dans leurs racines. L'universalité commence par raconter sa propre histoire.