De notre envoyée spéciale Amel ZAIBI L'AKP garde toutes ses chances aux élections communales de mars prochain, mais Erdogan ne peut plus compter sur ses ex-amis du Mouvement Gülen pour la présidentielle de juin 2014. La campagne électorale précédant les élections communales du 30 mars 2014 bat son plein en Turquie. Vingt-deux partis, dont quatre représentés dans le Parlement, sont en lice pour accéder à la tête des 3.000 communes turques. Le Parti de la justice et du développement (AKP) garde toutes ses chances y compris à Istanbul, la plus grande ville turque de 15 millions d'habitants, même si son fondateur, Recep Tayyip Erdogan, est pris dans une tourmente de scandales politico-financiers et de vagues de contestations. Samedi 22 février, sur la place Eminönü, ancien quartier d'Istanbul et important site historique très fréquenté, un minibus placardé d'un poster géant de Recep Tayyip Erdogan diffuse à travers de haut-parleurs des chants à connotation patriotique à la gloire d'Erdogan, fondateur du parti islamo-conservateur, AKP, majoritaire au parlement depuis 2002. Les passants, nombreux, ne s'arrêtent pas. Au même moment, sur la rive occidentale, dans le centre moderne d'Istanbul, la place Taksim vit encore au rythme des contestations. Cet après-midi, une nouvelle confrontation à jets de pierres et de bombes lacrymogènes éclate entre les forces de l'ordre et des groupes de jeunes protestant contre le projet de loi en cours de discussion au parlement autorisant le contrôle sur internet. Le projet de loi autorise les autorités officielles de fermer les sites électroniques et les comptes Twitter et Facebook qui critiquent le gouvernement ou traitent des récents scandales politico-financiers qui ont fait baisser la cote de popularité d'Erdogan. Même si Istanbul conserve toute sa splendeur et sa magie sur les visiteurs de toutes les nationalités, ces échauffourées urbaines, qui se sont étendues à la plus grande et célèbre avenue commerciale piétonne de la ville (avenue Istiklal), ont mis au goût du jour l'ambiance politique électrique qui prévaut en Turquie depuis plusieurs mois. Les amis d'hier derrière un complot international ? Les élections communales, importante échéance politique en Turquie, viennent, en effet, à un moment où l'homme fort de la Turquie, Premier ministre depuis 2003, est éclaboussé par des enquêtes de corruption dans lesquelles seraient mêlés quelques-uns de ses proches et de ses conseillers. Erdogan s'en défend vigoureusement et contre-attaque sans ménager ses opposants et détracteurs, parmi lesquels ses amis islamistes et électeurs d'hier, en les accusant de fomenter un complot contre la Turquie sous la houlette d'un pays étranger. Dans la foulée, 7.000 agents et cadres de sécurité ainsi que des centaines de magistrats sont limogés et une loi mettant un terme à l'indépendance de la haute instance de la magistrature, qui passe sous la présidence du ministre de la Justice, est promulguée. Les accusations de corruption sont pour Erdogan des fuites de dossiers en cours d'instruction, donc une tentative de porter atteinte à la stabilité de la Turquie et à son image par un « Etat parallèle ». La réaction d'Erdogan fait l'effet d'un séisme dans le clan de ses ex-amis islamistes membres de «Jamâat al khedma» (Mouvement du Service), la plus grande confrérie musulmane dirigée par le penseur et prédicateur Fathallah Gülen. Mais également dans le camp des adversaires, notamment des gauchistes et des nationalistes, offusqués par la mauvaise gestion des affaires de corruption et déçus par l'arrogance d'Erdogan et ses décisions unilatérales portant atteinte aux libertés. Les ex-amis du Mouvement Gülen, soutien inconditionnel aux cinq précédentes échéances électorales, sont désormais opposés à un quatrième mandat d'Erdogan, peut-être au sommet de l'Etat cette fois, l'élection présidentielle étant prévue pour le mois de juin prochain. « Pour les communales, nous voterons pour ceux qui travaillent dans l'intérêt supérieur de la Turquie quelle que soit leur appartenance politique, mais ce ne sera pas le cas pour la présidentielle, nous ne voterons pas Erdogan ». Pour les disciples de Gülen, le frère d'hier est sorti du droit chemin et a commis l'irréparable. Ils lui reprochent aussi d'éliminer politiquement ses rivaux et adversaires par leur intégration dans le cercle de ses collaborateurs, d'avoir vidé l'AKP de ses sensibilités politiques et d'avoir mal apprécié les enjeux du Printemps arabe. Sans oublier la mégalomanie grandissante et l'enrichissement outrageux. « Depuis trois ans, la Turquie n'est plus un modèle pour le Moyen-Orient et les Turcs craignent désormais le retour de la dictature », affirment-ils. Conscient de la menace grandissante d'un front d'opposition, le chef du gouvernement tente d'y faire face en se tournant vers ses ennemis d'hier, les généraux de l'armée qu'il a lui-même accusés de complot contre la sécurité de l'Etat et emprisonnés. L'évincement de Morsi par l'armée en Egypte y est peut-être pour quelque chose ; cet événement n'a-t-il pas donné à réfléchir sur le devenir des islamistes au pouvoir et sur l'avenir de l'islam politique? A ce jour, difficile de prévoir la réaction de l'armée; mais une chose est sûre : «Les Turcs ne veulent plus avoir affaire aux coups d'Etat militaires». 25% du lectorat pour Erdogan contre vents et marées Les mouvements de protestation sur la désormais symbolique place Taksim avaient commencé en mai 2013. D'ordre écologique au départ contre la destruction du parc Taksim Gezi, un des rares espaces verts d'Istanbul, la protestation avait pris de l'ampleur au fil des jours, en réaction à l'intervention policière jugée démesurée, et avait débordé sur des revendications politiques scandées par des manifestants de tous bords : de droite, de gauche, nationalistes et kurdes. L'amplification et la déviation des revendications ne sont pas comprises ni légitimées par tous les stambouliotes. Il y en a qui croient à la thèse du complot contre Erdogan et ne cachent pas leur soutien à celui qui a été derrière le boom économique et social de la Turquie. « La Turquie ne s'est jamais mieux portée que sous la direction d'Erdogan, ses opposants sont jaloux de sa réussite et nous, le petit peuple, nous voulons qu'il reste à la tête de l'Etat et nous ferons en sorte qu'il y reste », lâche Mustapha, chauffeur de bus, la cinquantaine. Ces propos seront confortés par un journaliste étranger résidant à Istanbul depuis cinq ans. Les prochaines élections communales sont déterminantes pour l'avenir politique d'Erdogan. La décision de présenter sa candidature à la prochaine élection présidentielle, prévue en juin prochain, dépendra de leurs résultats. Selon un journaliste turc, 25% du lectorat votera pour Erdogan quels que soient les reproches qu'on puisse lui faire. Mais Erdogan, lui, vise au moins 40% voire 38%, soit 10 points en moins par rapport aux dernières élections de 2011. Ces 10% correspondent à peu près aux voix des disciples de Fathallah Gülen, unique sérieux concurrent à l'heure actuelle. «Avec intelligence, Erdogan a éliminé tous ses adversaires en les intégrant dans son parti; le seul capable de tenir le haut de l'affiche est Gülen, mais celui-ci ne veut pas avoir affaire à la politique, cela fait partie de ses principes, de sa doctrine, de son idéologie», précise encore le journaliste. A la tête d'une imposante organisation, créée dans les années 80, contrôlant, entre autres, une partie, élitiste, du système éducatif turc, et présente dans 160 pays, le maître penseur et prédicateur Gülen prône un islam tolérant, de paix, de valeurs, ouvert à toutes les cultures et religions, « un islam social et non politique ». Fathallah Gülen gère son empire depuis les Etats-Unis, son lieu de résidence depuis 16 ans. Mustapha et nombre de ses compatriotes voient d'un œil critique l'exil US de Gülen à qui ils reprochent de s'ingérer dans les affaires politiques intérieures depuis l'étranger. Pour les disciples de «Jamâat al khedma», la politique ne fait partie ni de leur idéologie ni de leurs projets mais suivent tout de même de près la dynamique politique en Turquie. « Pour le moment, Erdogan n'a pas de rival et nous n'avons pas de candidat potentiel à la présidentielle de juin ; mais d'ici là tout peut changer».