Le cinéma commence en puisant dans l'écriture du texte littéraire mais, bientôt, c'est la caméra qui écrit... Les travaux de la dernière séance scientifique du colloque « Fiction littéraire et cinéma », qui s'est tenu à Beït al-Hikma du 4 au 6 mars, ont tourné autour de la redéfinition des rôles et des rapports entre littérature et cinéma dans le monde contemporain. Ce thème a été disséminé en plusieurs volets, dont quatre ont été traités pendant la séance de clôture. Celle-ci eut comme intervenants la professeure Maria Carmen Peña-Ardid, les cinéastes Ferid Boughedir et Fethi Doghri, ainsi que le critique Naceur Sardi. Sous le titre « Les défis culturels du lien entre la littérature et le cinéma: l'adaptation d'œuvres littéraires», la professeure Maria Carmen Peña-Ardid a commencé par expliquer qu'il «fut un temps où les adaptations cinématographiques d'œuvres littéraires suscitaient des débats d'une portée populaire, professionnelle et académique certaine ... Aujourd'hui, ajoute-t-elle, nous pouvons affirmer que ces débats ont perdu de la vigueur, tout comme le modèle théorique/idéologique — basé sur l'idée de subordination du cinéma à la littérature — qui les nourrissait». En se basant sur une multitude d'exemples du cinéma espagnol et mondial et des statistiques, notamment du box-office, la chercheure a pu affirmer que les adaptations attirent les spectateurs. «Toutefois, même si ces chiffres sont importants, le cinéma a moins besoin de la littérature que par le passé». Ce passé concerne précisément le cinéma des origines, qui était, selon elle, «un moyen d'expression émergent», ayant dû «importer des textes et des histoires, non seulement pour se construire ses fictions, mais aussi pour élaborer son propre langage et son propre répertoire». Quant aux formes qu'adopte la pratique de l'adaptation à l'époque actuelle, Maria Carmen Peña-Ardid affirme avoir plus de questions que de réponses. Elle a choisi de focaliser la partie finale de son intervention sur des questions théoriques. Parmi les idées fortes de son analyse, nous retenons l'importance qu'elle a accordée aux contextes dans lesquels les textes sont adaptés de la littérature au cinéma. Une idée qui a eu comme parfaite illustration l'intervention de Férid Boughedir, où il a parlé de son adaptation de la nouvelle d'Ali Douagi, Nozha raïka, dans un film intitulé Le pique-nique, datant de 1970. Le cinéaste a, en effet, commencé par placer son œuvre dans son contexte. Ce dernier a été marqué par la vague généralisée dans le monde du «cinéma engagé, prenant position socialement et politiquement avec une orientation progressiste », comme le dit Boughedir. Il qualifie également la nouvelle adaptée de « texte dont les descriptions très visuelles facilitent le passage à l'image». Sa recherche de fidélité à l'esprit du texte est passée par le choix des acteurs, l'alternance du subjectif et de l'objectif — en ayant recours à la technique du voix-off —, au choix de la musique (Salah Khemissi, pour qui Douaji a écrit de nombreuses chansons) et les dialogues, entièrement écrits par le professeur Taoufik Baccar, que le cinéaste considère comme «découvreur» d'Ali Douagi. Dans son adaptation, où il a ajouté de nouveaux personnages, comme celui du gendarme et de la bédouine, Férid Boughedir se demande si son entreprise est «une actualisation et un enrichissement du récit initial», ou une «trahison par détournement». Il penche vers une version où «le point de vue des adaptateurs vient s'ajouter à celui de l'auteur du récit initial». Son souci étant d'ajouter une lecture politique à la lecture culturelle. «Le film devient ainsi également l'objet d'une tentative de motivation du spectateur vers une réaction et un engagement social et politique de type progressiste... où le divertissement ne serait pas oublié, tout comme dans l'œuvre littéraire originale», résume-t-il. Entre les interventions, une pause a permis aux invités d'échanger avec le public. Ce dernier a compté quelques enseignants et professionnels du cinéma, étonnés de ne pas avoir été invités à l'événement et d'en avoir entendu parler par hasard. Afin de rendre plus complète la réussite de ses événements, l'Académie gagnerait, en effet, à élargir son activité de communication, et de cibler les institutions et publics plus larges — comme ici écoles et associations, professionnels et étudiants de cinéma — concernés par le thème du colloque. «Partons de l'histoire d'une adaptation cinématographique: Le mépris, de Jean-Luc Godard (1963)». C'est ainsi que le réalisateur et enseignant en cinéma Fethi Doghri a entamé son intervention intitulée «L'auteur de cinéma». En partant de l'exemple de ce film, il démontre comment le cinéaste de la Nouvelle vague a transformé une contrainte de production pour en faire «une scène d'anthologie de l'histoire du cinéma». Il s'agit de la scène d'ouverture où jouent Brigitte Bardo et Michel Piccoli. «Cette scène et ces dialogues n'existent pas dans le roman de Moravia», a expliqué Doghri. Et d'ajouter: « Pour beaucoup, Le mépris, c'est cette scène». Cet exemple a permis à l'intervenant de souligner ce qu'il semble considérer comme un souci majeur de la création cinématographique: écrire avec la caméra. En établissant leur «Politique des auteurs», Doghri estime que les cinéastes de la Nouvelle vague (Eric Rhomer, François Truffaut, Jacques Rivette et, bien sûr, Godard), ces «jeunes Turcs», selon l'appellation d'André Bazin, «vont faire du réalisateur l'unique créateur du cinéma, au détriment du scénariste, du producteur ou des autres membres de l'équipe technique». Le dernier intervenant, le critique et animateur culturel Naceur Sardi, a parlé, lui, de la bande dessinée et de son adaptation au cinéma. Il a ainsi renoué avec la première intervention pour en donner un angle différent. «Le cinéma est certainement l'art de la récupération par excellence; il absorbe tout ce dont il a besoin pour l'adapter à ses normes, à son langage, à ses exigences et à sa vision», a-t-il commencé par dire. Et d'ajouter: «La bande dessinée, qui lui est antérieure, ne peut y échapper». Après un aperçu de l'histoire de la BD, Sardi a évoqué les nombreux exemples d'adaptation de BD au cinéma (La vie d'Adèle, Superman, Death note...), mais aussi de l'adaptation inverse (Tarzan, Indiana Jones, Metropolis...), où des films ont vu se créer leurs versions BD. «Contrairement à la littérature, qui n'a tissé avec le cinéma qu'une relation unidirectionnelle, sauf pour de rares exceptions (films d'horreur, love story), l'adaptation entre cinéma et BD a été toujours dans les deux sens», a-t-il résumé. Techniquement, l'adaptation de la BD au cinéma n'a pas toujours été aisée, elle est passée par plusieurs étapes. «Si, aujourd'hui, la BD est devenue la poule aux œufs d'or du cinéma, c'est essentiellement grâce aux progrès technologiques et, surtout, à la numérisation et aux effets spéciaux», affirme l'intervenant. Pour lui, la BD offre plusieurs avantages au cinéma: un storyboard, des dialogues et un matériau visuel déjà prêt. Sans oublier qu'avec ses super héros populaires, elle attire le public. L'enjeu est tellement important aujourd'hui, «la BD s'est transformée en mine d'or pour les producteurs américains et français. On parle même de franchises pour certains personnages du 9e art. Les deux plus grandes maisons d'édition de BD, DC Comics et Marvel, sont respectivement achetées par deux des plus grands producteurs du cinéma, les Studios Warner et Walt Disney». Ce constat relevé par Naceur Sardi s'accompagne d'un autre, plus amer, par lequel il a terminé son intervention, en affirmant que de «l'adaptation de la BD au cinéma arabe, il n'y a nulle trace».