De passage en Tunisie pour la présentation de la traduction arabe de son livre «Le bourguibisme et la politique étrangère de la Tunisie indépendante» (*), l'historien allemand Werner Ruf, qui est un spécialiste de la diplomatie tunisienne, nous aide ici à comprendre l'insoutenable légèreté des relations internationales au temps des révolutions arabes. Vous allez présenter la version arabe de votre livre sur la politique étrangère de Bourguiba dans un contexte où la diplomatie tunisienne traverse peut-être sa plus rude épreuve. Que peut-on apprendre aujourd'hui du bourguibisme en politique étrangère ? Ce qu'on peut apprendre d'un homme d'Etat d'une lucidité extraordinaire, d'un grand tacticien... C'est pourquoi le bourguibisme ne peut pas être réduit à une idéologie. C'est une stratégie, parfois une tactique, qui consiste à faire des concessions et des concessions, mais de ne jamais perdre le but, de relier chaque concession à une nouvelle étape pour aller de l'avant et pour élargir les compétences de souveraineté de la Tunisie. Il faut rappeler que la politique étrangère de la Tunisie a commencé bien avant l'indépendance formelle. Bourguiba a su réunir les meilleures conditions possibles pour arriver au but principal : l'indépendance. Il y avait en juin 1955 les accords sur l'autonomie interne conclus au prix de la scission au sein de son parti. Huit mois après, il a réussi à faire signer le protocole de l'indépendance alors que la Tunisie était encore occupée par l'armée française, alors que la France réclamait encore la politique étrangère de la Tunisie. Mais, par un jeu extrêmement habile, il a réussi à accaparer ses compétences de souveraineté et à jouer un rôle important sur le plan international. Il a habilement instrumentalisé le bombardement de Sakiet Sidi Youssef, ainsi que les évènements de Bizerte pour faire partir les troupes françaises du sol tunisien. Ce sont de grandes réussites. Il y en aura d'autres qui font que Bourguiba a réussi à faire d'un petit pays un acteur important sur la scène internationale. Cela se vérifie notamment dans sa position vis-à-vis de la guerre en Algérie : médiatiser, aller vers le compromis, arrêter l'effusion de sang... Votre livre se ferme sur les possibilités et les limites de la mise en pratique du bourguibisme. Est-ce qu'un petit pays comme la Tunisie a actuellement les moyens de sa politique internationale ? C'est devenu extrêmement difficile. La politique internationale est de plus en plus imposée. En Tunisie, elle est indissociable de l'indépendance économique. Néanmoins, je pense qu'avec une certaine intelligence, une certaine lucidité et en se posant des buts, il y a quand même des marges de manœuvre que la Tunisie peut exploiter. La réalité est que, depuis la révolution, la politique étrangère a été nettement négligée par les gouvernements de transition. Je ne parlerai même pas d'erreurs, comme le disent les médias. S'il n'y a pas de politique étrangère ou presque pas, il ne peut même pas y avoir d'erreurs. Et je pense qu'il n'y a pas eu de vision ni de buts stratégiques toutes ces années de transition. Il y a certes les problèmes économiques et sociaux intérieurs qui sont eux-mêmes liés au contexte extérieur, vu la situation de dépendance de la Tunisie vis-à-vis des marchés internationaux. Mais tout cela n'empêche pas d'adopter une politique stratégique qui se fixe un but pour changer les choses. La Tunisie peut notamment mettre en valeur son degré de modernité héritée de Bourguiba pour se fixer de nouvelles stratégies. Le nouveau chef du gouvernement tunisien rentre d'une tournée dans la région du Golfe où il a dû approuver la décision de l'Arabie Saoudite de classer les Frères musulmans organisation terroriste. Y voyez-vous une condition préalable au soutien financier que M. Jomâa aurait cherché auprès des riches monarchies ? Le problème est que si la Tunisie est essentiellement en quête d'argent, elle va devoir accepter les conditions qu'on lui impose. Donc, il faudrait qu'elle compte plus sur ses propres forces, essaye de sortir de cette dépendance économique qui consiste à combler au jour le jour des trous budgétaires. Pour cela, seule une vision politique et stratégique avec des buts précis peut l'aider à se dégager d'une situation qui ne fait que se reproduire. Quelle lecture faites-vous du rôle prépondérant de ces nouveaux acteurs internationaux que sont devenus les pays du Golfe lors des révolutions arabes et que pensez-vous de leur revirement actuel vis-à-vis des mouvements islamistes qu'ils ont soutenus au départ ? Les pays du Conseil de coopération du Golfe ont essayé, après les révolutions arabes, de mener une politique internationale très active en soutenant les mouvements islamistes. Leur but était d'avoir des remparts devant leurs propres frontières ; des remparts islamistes pour empêcher une déstabilisation de la situation chez eux. Cela n'a pas réussi. Aujourd'hui, le Qatar est isolé, l'Arabie Saoudite soutient le régime militaire en Egypte, les deux pays forts du Conseil de coopération du Golfe s'affrontent en Syrie... Et rien n'est encore joué. Cela vient du fait que les Etats-Unis ne jouent plus le rôle prépondérant qu'ils ont joué jusqu'ici dans la région et qu'ils laissent faire leurs valets. Encore que les choses sont contradictoires. Le putsch contre les Frères musulmans en Egypte n'a pas plu aux Etats-Unis qui ont choisi d'avoir les Frères musulmans comme nouveaux partenaires. Le revirement vient aussi de la très forte rivalité entre le Qatar, qui soutient les Frères musulmans, et l'Arabie Saoudite qui, après avoir essayé de les contrôler par l'argent, se rend compte qu'ils sont incontrôlables et les considère, désormais comme un facteur de déstabilisation contre son propre régime. Guerre froide, guerre contre le terrorisme, guerre pour la démocratie... Qu'est-ce qui déterminera désormais les relations internationales ? Je vais avancer une thèse qui est que les Etats-Unis sont en train de commencer leur propre déclin. Dans la pratique des relations internationales autant que dans les recherches, beaucoup d'indices traduisent ce déclin. Les Etats-Unis ont au début soutenu les révolutions arabes. Bien avant le départ de Ben Ali, Obama répétait : «Nous soutenons le changement, nous voulons le changement !». C'est pourquoi l'Occident, qui ne pouvait plus continuer à se tenir aux côtés des dictatures, a soutenu les Frères musulmans qui ne posent pas de problèmes à ses intérêts principaux, étant donné qu'ils sont pour l'économie de marché. Ce ne sont plus des ennemis même s'ils sont devenus non fréquentables. C'est le grand enjeu maintenant : Que se passera-t-il si les Etats-Unis, qui viennent de découvrir un nouvel « ennemi » : la Chine, vont décider de se retirer de plus en plus de l'échiquier arabe et de déplacer leurs forces militaires vers le Pacifique ? Est-ce que l'Union européenne, qui est, elle aussi en train de se militariser, va remplacer les Etats-Unis ? Ce sont des jeux ouverts et nous vivons des temps mouvants. Ce qui est déjà clair c'est que le monde évolue vers un système multipolaire avec l'Europe, les Etats-Unis, la Chine, la Russie, l'Inde, l'Afrique du Sud, le Brésil... Un système multipolaire est un système moins stable et moins calculable que le système de la guerre froide. Dans cette mouvance, quel serait, selon vous, l'avenir des révolutions arabes ? Je fais abstraction de la situation en Syrie où tous les intérêts s'affrontent : les Etats-Unis, la Russie, la Turquie, l'Europe, l'Arabie Saoudite, le Qatar... Je fais abstraction de tout cela. Pour le reste, l'islamisme commence à prouver qu'il n'est pas la solution. Ce sont les Tunisiens qui l'ont compris les premiers. S'il y a une chance pour les printemps arabes, c'est de la Tunisie qu'elle viendrait, je le dis en me référant à la nouvelle Constitution. (*) Sujet d'une thèse, l'ouvrage « Le bourguibisme et la politique étrangère de la Tunisie indépendante », publié en 1969, analyse la façon dont Bourguiba a mené la politique étrangère tunisienne avant et après l'indépendance, la stratégie bourguibiste et la fonction de l'image de soi dans la politique de Bourguiba. Au retour des décennies de censure, le livre vient d'être traduit en langue arabe à l'Institut tunisien des relations internationales.