Par Raouf SEDDIK Certaines langues sont des créations modernes. Elles sont modernes parce qu'elles sont relativement récentes... Mais surtout parce que, dans le processus de leur formation, elles sont relativement artificielles. Nous dirions qu'elles ne sont pas nées de la terre, mais des villes. D'où le constat, peut-être, qu'il y a certaines langues qui sont moins chantantes que d'autres... Le français par rapport à l'italien, à titre d'exemple. A la fin du XVIIIe siècle, une polémique a éclaté en France dont les deux figures principales étaient le compositeur Jean-Philippe Rameau et le philosophe Jean-Jacques Rousseau. Il s'agit de ce qu'il est convenu d'appeler la «querelle des Bouffons»... Pourquoi «Bouffons» ? Parce que le comportement des protagonistes de cette querelle relevait de la bouffonnerie ? Pas du tout ! Le mot fait référence à «l'opéra bouffe», qui désigne l'opéra comique venu d'Italie : «Opera buffa» ! C'est en effet à l'occasion du passage à Paris d'une troupe italienne venue présenter la Serva padrona, de Pergolese, qu'a éclaté la querelle entre partisans de la musique française et partisans de la musique italienne... Rousseau, qui se range parmi les seconds, écrit un texte pamphlétaire où il donne le ton dès les toutes premières lignes : «Vous souvenez-vous, monsieur, de l'histoire de cet enfant de Silésie dont parle Monsieur de Fontenelle, et qui était né avec une dent d'or ? Tous les docteurs de l'Allemagne s'épuisèrent d'abord en savantes dissertations pour expliquer comment on pouvait naître avec une dent d'or : la dernière chose dont on s'avisa fut de vérifier le fait, et il se trouva que la dent n'était pas d'or. Pour éviter un semblable inconvénient, avant que de parler de l'excellence de notre musique, il serait peut-être bon de s'assurer de son existence, et d'examiner d'abord, non pas si elle est d'or, mais si nous en avons une». Est-ce que le penseur est entraîné trop loin par le jeu de la dialectique ? Pour lui, non seulement la musique française ne saurait rivaliser avec l'italienne, mais il convient de se demander si elle existe... Et, la question sous-jacente, enjeu central de la querelle, est la suivante : la langue française se prête-t-elle au chant d'opéra en particulier et, d'une façon plus générale, au chant tout court ? Le pamphlet en question s'intitule : «Lettre sur la musique française», et on ne saurait assez le conseiller à tous ceux qu'intéresse la question du lien entre langue et chant. L'idée que certaines langues soient prosodiques et musicales tandis que d'autres le seraient moins, voire pas du tout, cette question est présente dans un autre ouvrage de Rousseau : L'essai sur l'origine des langues ! Dans ce dernier texte, il explique la différence par des considérations essentiellement climatiques... En schématisant, les langues méridionales sont prosodiques, les langues septentrionales ne le sont pas... Ce type d'explication, à vrai dire, était en vogue à l'époque. Montesquieu en a largement usé dans son Esprit des Lois pour rendre compte des différences de gouvernement politique à travers les régions du globe. Mais ce qu'il importe surtout de retenir, c'est que les disparités qui existent entre les langues du point de vue de leur capacité à faire une place au chant en leur sein, et donc à entrer dans une relation de consonance avec cette parole qui cesse d'être celle de la communication raisonnable entre individus pour être celle de la communion dans la célébration — qu'il s'agisse de joie partagée, de souffrance ou de rire —, ces disparités reflètent les degrés divers d'influence de l'activité du chant sur le processus de formation de la langue. Autrement dit, c'est la langue qui s'est affirmée au fil des générations en subissant le travail du chant — comme le marbre subit les coups de marteau du sculpteur — qui, plus tard, se montrera plus apte à porter une activité de chant, à conférer à ce dernier une plus grande amplitude, à entrer avec lui dans une relation de vibration réciproque. Le chant façonne les langues et les langues servent d'écrin au chant. Relation réciproque, par conséquent, et qui pourrait se résumer par l'idée que, en réalité, tout chant fait chanter la langue. Y compris quand les mots font silence. Car une langue, c'est des mots, mais c'est aussi des demi-mots et des silences. Et c'est par la langue que le chant revêt son pouvoir de contagion : il signifie à la fois tel propos entonné et l'immensité de ce qu'une langue cache en son sein de significations... A telle enseigne que c'est toujours le chanteur, celui qui possède le génie de la langue dans son chant, qui est capable de convoquer cette langue, en totalité, de sorte que l'auditeur puisse s'exclamer, en la touchant presque du doigt : la voilà, la langue qui est mienne ! Avant d'être une partie de l'art musical — la partie vocale —, le chant est matrice de la musique. D'abord parce que la voix est le premier instrument grâce auquel l'homme expérimente l'ivresse par le son qu'il produit. Ensuite, et surtout, parce que le chant a le pouvoir d'enchanter le monde, d'instituer un ordre qui échappe positivement à celui du gouvernement de la raison et qui, à partir de là, réquisitionne le monde afin qu'il prenne part à la fête : l'entrée en scène de l'instrument — flûte, lyre ou tambourin — répond à cet appel de l'enchantement. Il est donc second par rapport à l'écho enchanteur, l'écho vocal. Mais le chant ne pourrait maintenir cette position première dans «l'orchestre» s'il n'avait justement cette capacité d'inonder la langue... Or, comme l'affirme un linguiste allemand, Wilhelm Von Humboldt, «la langue fait monde»... Pas de monde en dehors de la langue ! C'est pourquoi en faisant chanter la langue, le chant fait aussi chanter le monde... Ou disons que le chant n'accède à ce pouvoir d'enchantement du monde que parce qu'il a le pouvoir, d'abord, d'ensorceler la langue !