Par Khaled TEBOURBI L'avant-dernier «propos» de notre collègue Raouf Seddik («La langue enchantée» du vendredi 20 juin) mérite amplement retour. Il n'est pas dans nos «us» de nous citer les uns les autres ni de nous jeter des fleurs à tour de rôle. Les animateurs télé le font, eux, et sans le moindre embarras. Ils s'invitent de plateau en plateau, et se renvoient l'ascenseur. Mais à la télé, on ne le sait que trop maintenant, tout se libère dans la démesure. Y compris les fanfaronnades et les plates vanités. On regardait l'autre jour, «l'impayable» M. Abderrazak Chebbi. Consternant ! Il fixait la caméra pour s'auto-décréter «génial» et annoncer, par la même, que «Dimanche Hannibal» n'est accessible qu'à de rares génies...» (!??). Là, pour ce qui est d'insister sur la chronique de notre collègue Raouf Seddik, disons que c'est une «immodestie passagère», exceptionnelle, commandée juste, par l'utilité. Le thème soulève, en effet, une question cruciale: les liens de la langue et du chant. Raouf Seddik a évoqué la fameuse polémique sur «l'opéra-bouffe», entre le compositeur Jean-Philippe Rameau et le philosophe Rousseau. Rousseau ne reconnaissait pas à la langue française de «vocation lyrique». Rameau, si. C'était un des grands débats du XVIIIe qui avait débouché sur une sorte de «clivage climatique» : «les méridionales sont naturellement chantantes, les septentrionales moins... ou pas du tout...» Dans la musique arabe et, spécialement, dans la chanson tunisienne, la question se pose, sous d'autres «nuances»: à travers des «angles» différents. C'est cela qui méritait retour. On n'a, d'abord, jamais mis en doute le lyrisme foncier de la langue mère, l'arabe littéral, l'arabe des origines, l'arabe miracle («Al môjiza») du Coran. Cette langue, «par essence» rimée, rythmée, était et demeure musicale par nature. Elle embellissait les tout premiers Quassid de la Mecque musicienne du 1er siècle de l'Hégire. Et elle allait perdurer ainsi de longs siècles encore, sous les Oméyades, les Abassides, en Andalousie, dans l'Afrique berbère conquise, jusqu'à l'époque moderne et au siècle sonore, dans l'Egypte des pionniers, cheikh Masloub, cheikh Salama Hijazi et même l'innovateur cheik Sayyed Derouish qui eut, lui aussi, à composer sur les «bouhours» de la tradition. A dire vrai, jamais dans la sphère culturelle arabe on n'a réellement mis en doute les liens de langue et du chant. Ce qui a toujours posé problème, et encore, depuis une époque relativement récente, c'est ce que les spécialistes désignent par les termes (peu circonscrits encore) «d'intonation particulière» ou de «spécificité». Depuis la fin du XIXe et le début du siècle sonore, les dialectes se sont, petit à petit, imposés à travers l'ensemble des pays arabes. Partout sur le continent, on a voulu affirmer sa langue propre, son chant particulier, son «folklore», sa «chanson-maison», sa tradition. Ce grand mouvement était tout à la fois musical et prosodique. «L'intonation particulière» et la spécificité s'exprimaient qui par la sémantique, qui par la musique. On s'employait à faire ressortir soit les accents du «parler», soit des rythmes ou des «expressions vocales» typiques. Le Dawr égyptien fondé dans les années 1870 en fut une des premières illustrations. Le parler «baladi» prit la place du Qassid pompeux. Et la structure mélodique du maquâm charqi se substitua au phrasé dominant de la musique classique turque. Ce qui s'est passé, par la suite, en Tunisie, avec la Rachidia, au Liban, années 40-50, sous l'impulsion des Halim Erroumi, Filimoun Wahbi et autres frères Rahabani, la montée récente de la chanson khalijienne, le phénomène Rai en Algérie, et dans maintes régions encore, n'ont fait que confirmer un mouvement historique qui se maintient jusqu'à notre époque actuelle dite de la mondialisation. Nous chantons aujourd'hui libanais et khaliji, et nous n'avons aucune peine à suivre les feuilletons turcs doublés et à imiter le pur dialectal égyptien. Les intonations sont en vogue, parlées ou chantées. Le lien des langues et du chant s'affirme et se renforce de l'Atlantique au Golfe. L'arabe littéral n'est plus l'unique ciment. Les dialectes «chantent» visiblement beaucoup mieux. La chanson typique, spécifique, rend, paradoxalement, les peuples arabes plus unis. En quoi diffère «le cas tunisien»? Ici, et, plus ou moins, dans tout le giron du Maghreb, l'intonation particulière et la spécificité se fondent parfois sur les seuls modes musicaux. On les appelle «Touboûs». Ils s'écrivent de la même façon que leurs correspondants en maquam charqi, mais ils se chantent, différemment. Notre Sika tunisienne et notre H'ssine Saba ont de toutes autres «tournures», un tout autre accent que la Sika orientale et le bayati égyptien. La différence est telle que les puristes réclament encore de nos jeunes compositeurs des chansons inspirées de la stricte game «Tounssi». Malheureusement (ou heureusement, on ne sait toujours) nos toubous tunisiens demeurent strictement limités. A moins d'une trouvaille «inespérée» on retombe toujours dans des gammes usuelles, quasiment dans les clichés. En fin de compte (et c'est ce qui particularise la chanson tunisienne) nos compositeurs, Riahi,Jamoussi, Jouini, et même Khemaïess Tarnène, ont forcément recours aux modes musicaux arabes en général, souvent (Riahi) au mode charqi, mais chose extraordinaire, la poésie dialectale tunisienne, citadine ou débouine, vient en renfort à l'intonation particulière et à la spécificité. Notre dialecte tunisien porte en lui son chant typique. C'est ce qui fait le mystère et le charme de notre musique et de notre chanson. On est loin, très loin, des «clivages climatiques» de Rousseau et de Montesquieu.