Par Bady BEN NACEUR Dans nos cartons de livres, je retrouve, une vingtaine d'années plus tard, «Chébika» de Jean Duvignaud (*), une enquête qui avait tenté de reconstituer, sur le terrain, l'existence collective et individuelle de ce village du Sud tunisien. Commencée en 1960, pour le Centre d'études de sciences sociales de Tunis, cette enquête continua jusqu'à 1966 pour la faculté des Lettres de Tunis, sous la férule de cet éminent chercheur, avec des étudiants en sociologie et dont Jean Duvignaud déclarait à leur propos qu'ils étaient, jusque-là, «plus soucieux de verbalisme et d'idéologie que d'analyse concrète, radicalement urbanisés et occidentalisés au point de trouver leur centre de gravité davantage à Paris ou en Occident que dans leur propre pays». Ce qui fit dire à Bourguiba, je m'en souviens bien : «La sociologie, c'est la science des ânes!». En fait, cette première génération allait bien travailler, puisqu'elle allait, peu à peu, prendre conscience du sentiment de sa responsabilité «vis-à-vis d'une société dont la transformation réelle dépend d'eux et non d'une administration, d'ailleurs trop souvent, dans le Sud autoritaire». Deux autres générations allaient suivre Jean Duvignaud lorsqu'il fit son «Retour à Chébika» en 1966, le dernier. Dans l'introduction à cet ouvrage de 360 pages, il se réjouit du fait que «ces jeunes gens aient été modifiés par la réalité qu'ils découvraient et, aussi frappant que l'inverse, le fait que Chébika (ait) été transformé par nos questions et notre recherche». On remarqua, d'abord, que les démarches statistiques étaient «non seulement insuffisantes, mais aussi trompeuses». D'où l'idée d'un sondage appuyé sur des échantillonnages. L'intervention de Jean Duvignaud et de ses étudiants successifs allait provoquer le plus grand mouvement collectif dont Chébika ait été conscient dans son histoire récente, «parce que, pour la première fois, les moteurs de ce mouvement lui étaient intérieurs». Non seulement les questionnaires répétés «mesurant des changements notables, des divergences qu'il fallait expliquer», mais aussi l'accentuation d'éléments dramatiques, au cours desquels «Chébika a représenté Chébika...» «Les questionnaires conduisirent le village aux limites politiques extrêmes de son affirmation de lui-même». Tout cela relayé par la radio, les journaux et jusqu'aux échos dans le monde entier au sujet de ce village du Sud tunisien, près de Redeyef. Bref, il faut lire ou relire cet ouvrage qui est d'une brûlante actualité, puisque cette enquête, d'il y a cinquante-quatre ans, est prémonitoire de la révolution tunisienne. Ainsi, les propos qui suivent sont édifiants quant à ce qui s'est passé plus tard et jusqu'au 14 janvier 2011 à Gafsa, Sidi Bouzid, le Kef, etc. «Tout le monde sait, déclare Jean Duvignaud, qu'à Chébika, l'Indépendance a ouvert une possibilité sans apporter les moyens réels de transformer les conditions de vie. Le pouvoir y songe (...) mais sans aucun moyen pour réaliser le développement». Autre propos : «L'attente sociale de Chébika devrait contredire cette vision pessimiste. Mais Chébika ne détient pas son avenir entre ses mains. La société tunisienne elle-même doit vouloir sauver l'authenticité de Chébika en demandant au village d'assumer ses capacités de transformation». Enfin, ceci : «Chébika sera l'image et la preuve de la vérité du changement tunisien, mais il est évident que l'attente sera longue. Sans doute pénible». A cette époque, il y a donc cinquante-quatre ans, les Américains s'étaient installés là, au milieu de la montagne dans un endroit absolument désert pour entreprendre de creuser le sol, afin de trouver du pétrole. Mais qu'est-il advenu de Chébika depuis ? Et avons-nous, depuis cette inespérée révolution, raté Chébika et les Chébika ? * «Chébika» Jean Duvignaud. Collection Idéa- Cérès Ed. 1994. Version originale Gallimard 1968