Entre la résistance des Djerbiens qui refusent toute présence des déchets, la démission des délégations spéciales et l'inertie du gouvernement, l'île se retrouve livrée à elle-même. Les sacs-poubelles noirs déchirés et enfouis dans le sable ont laissé à l'air libre les déchets qu'ils contenaient. Les dunes en face de la mer, au nord de Djerba, servent désormais de décharge illégale. Dans le sable, on remarque les traces des roues de camion qui viennent se débarrasser des ordures. «Voici notre Djerba», dit Hamdane, un retraité de Mellita en montrant les détritus qui jonchent le sol à côté d'une plage sauvage. «On peut désormais l'appeler l'île poubelle», se désole-t-il. Des décharges sauvages Depuis 2012, la petite île du sud de la Tunisie rencontre de graves difficultés pour gérer ses déchets. La crise a commencé lorsque les riverains de Guellala, dans le sud, ont exigé la fermeture de la déchetterie située dans leur ville à cause des nuisances, principalement olfactives, qu'elle engendrait. «L'odeur était constante, en fonction du vent, c'était plus ou moins fort, sans parler des oiseaux qui attrapaient les déchets et les déposaient sur les toits des maisons», raconte Hatem Maslah, un habitant de la ville. Mais le centre d'enfouissement de Guellala, créé en 2007, était le seul contrôlé et fonctionnel à Djerba. Il recevait les déchets provenant de toute l'île. Aujourd'hui, les détritus sont transportés dans des dépotoirs sauvages : près de 150 tonnes de déchets par jour sont ainsi jetées dans la nature. Au bord de la mer, au bord de la route, les ordures s'amoncellent aussi autour des bennes prévues à cet effet. Certains déchets à risque sont déposés dans la rue sans aucune précaution sanitaire: «Nous emballons les seringues ou certains sprays dans des cartons et des sacs, mais nous sommes quand même obligés de les mettre sur la voie publique», explique un pharmacien de Mellita dans le nord-ouest de Djerba. Face à la crise, la délégation spéciale de la municipalité de Houmet Souk a démissionné début juillet, fragilisant encore davantage l'autorité de la commune dans cette partie de l'île. «C'est la faillite de l'Etat de droit», dit Naceur Bouabi, le directeur de l'Assidje (l'Association de sauvegarde de l'île de Djerba), pour décrire la situation à Djerba. «Il n'y a plus aucune autorité» renchérit-il. La rébellion de Guellala Pourtant, début juillet, les autorités ont tenté un coup de force pour rouvrir la centrale de Guellala. «Les camions de déchets étaient escortés par des voitures de police», raconte Mabrouk Messaoud, un technicien de l'Anged, qui travaille à la centrale fermée. «Les habitants de Guellala étaient tous réunis au bout de la rue, ils jetaient des cailloux sur la police puis ils sont venus jusqu'ici et ont mis le feu à la centrale», poursuit-il. Les forces de l'ordre sont finalement intervenues avec des gaz lacrymogènes. Les habitants ont ainsi obtenu gain de cause : la centrale reste fermée. La situation est tellement tendue que les principaux représentants professionnels (Utica Midoun et Adjim, la Conect, l'Ugtt) n'envisagent même plus la réhabilitation de la centrale. «Guellala, c'est du passé, on ne l'ouvre plus», affirme Habib Karchaoui, de la Ligue tunisienne des droits de l'homme et porte-parole des organisations citées. «Ces gens ont été blessés, il faut les laisser tranquilles», soutient-il en parlant des habitants de la ville. Pour ces derniers, le refus est aussi symbolique : «Nous générons à peine 10% des déchets venant de l'île et devrions récupérer 100% de ceux-ci», s'indigne Jeddi Chédly, de la municipalité de Guellala. 40% des déchets qui étaient apportés provenaient en effet des zones touristiques, situées dans le nord-ouest, où se trouvent la majorité des hôtels (environ 130 sur l'île). L'inertie du gouvernement Puisque personne ne veut des déchets, ils sont nombreux aujourd'hui à demander leur transfert hors de l'île. «Il faut agrandir le centre d'enfouissement de Bouhamed (près de Ben Guerdane, ndlr), ou ouvrir une nouvelle centrale», affirme Habib Karchaoui de la Ligue des droits de l'homme. Situé à 70 kilomètres de l'île, le centre de Bouhamed refuse pour l'instant l'acheminement des déchets provenant de Djerba. «C'est une solution de facilité d'envoyer les déchets en dehors de l'île ; les Djerbiens doivent assumer leurs responsabilités», estime Ali Abaad, expert de la fondation allemande GIZ. Il dénonce une politisation de la situation à Guellala. Pour lui, la solution passe nécessairement à terme par la réouverture de la centrale. Appuyée par le ministère de l'Environnement sous le gouvernement Jebali, l'agence de coopération internationale allemande en Tunisie, GIZ , en collaboration avec l'Agence nationale pour la gestion des déchets, Anged, a effectué une étude pour lancer un programme de gestion des déchets sur l'île et évaluer son potentiel. Le rapport qui en découle recommande principalement le compostage sur l'île. «Près de 70% des déchets produits sont organiques», selon Ali Abaad, qui a supervisé l'étude. D'autre part, la stabilisation des déchets (leur assèchement) permettrait de lutter contre les mauvaises odeurs et d'éviter les nuisances olfactives pour les habitants. L'étude souligne aussi le potentiel de l'île pour la biométhanisation et la valorisation énergétique des déchets. Une résistance particulière Mais deux ans après le lancement du projet pilote, aucun travail n'a été entrepris : «Le ministère de l'Environnement est dans une situation lamentable», reconnaît Ali Abaad. «Absolument rien n'a été fait», soutient aussi Naceur Bouabi de l'Assidje. Le seul projet qui a failli voir le jour (mené par la municipalité de Houmet Souk avec le soutien du département français de l'Hérault et l'Assidje) a été avorté à la suite des protestations des habitants (voir encadré). Cette résistance des citoyens face aux déchets est exceptionnelle en Tunisie. «Les Djerbiens sont des durs à cuire», affirme Morched Garbouj, fondateur de l'association écologiste SOS Biaa, spécialisée dans la gestion des déchets. «La situation environnementale à Djerba n'est pas aussi terrible qu'à Tunis, explique l'environnementaliste, mais ici la population ne se laisse pas faire et refuse de subir les nuisances liées aux déchets». Une attitude parfois problématique pour Ali Abaad: «Il n'y a pas de prise de conscience collective entre les Djerbiens pour trouver une solution». Pour lui, il faut commencer par sensibiliser la population qui doit adopter un comportement plus responsable avec les déchets. La centrale de Mellita abandonnée Elaboré suivant les recommandations de l'étude de la GIZ, le projet de compostage de la ville de Mellita devait accueillir les déchets organiques de Djerba grâce à un financement de 150 000 euros. Aujourd'hui il ne reste que l'armature d'un hangar près de l'aéroport. Le projet a été avorté à la suite des protestations des habitants de Mellita. Hamdane Ben Jemaa a lutté activement contre la construction de la centrale. Selon lui, le projet n'avait pas les permis nécessaires pour procéder à cette construction. La centrale devait en effet initialement être localisée sur un centre de transfert déjà existant : El Bassatine, selon ce qu'indique le contrat. Retraité de l'enseignement, Hamdane possède une plantation d'oliviers et une cabane de pêcheurs dans cette partie nord de l' île. «On veut garder la nature telle qu'elle est, on ne veut pas qu'ils détruisent tout», dit-il.