Mohamed Aziza fait partie de ces icônes qui, à un moment ou un autre de notre histoire, ont marqué la vie culturelle tunisienne. On se souvient qu'il laissa une trace forte à la radio tunisienne, qu'il fit partie de la brillante équipe qui monta la télévision tunisienne, qu'il écrivit, beaucoup, et que son indépendance le mena à quitter le pays pour une carrière internationale. Le retrouver à l'occasion de la création d'un réseau de prix méditerranéens dont pas moins de cinq concernent notre pays était un plaisir que nous n'avons pas laissé passer. Vous avez quitté la Tunisie il y a longtemps : pourquoi ce départ qui s'est prolongé ? J'étais probablement un élément non compatible avec une dictature. Je n'ai jamais su travailler dans un cadre gouvernemental, et je n'ai jamais émargé sur un registre de fonctionnaires. Tant lorsque j'ai dirigé RTCI, que plus tard, quand, avec une équipe d'amis, nous avons créé la télévision tunisienne, j'ai toujours travaillé sous contrat pour préserver ma liberté. Jusqu'au jour où..... Jusqu'au jour où on m'a proposé une promotion importante. Et comme je revendiquais mon indépendance, le premier ministre de l'époque qui avait le sens de l'humour a déclaré : «Mais dites-lui que nous sommes déjà indépendants». Le fait est que je ne voulais pas être encarté, et que j'ai maintenu une fidélité à un certain choix de vie. Aussi, en 1973, après l'échec du premier printemps tunisien, auquel un certain nombre d'amis et moi-même avions réellement cru, je me suis lancé dans une carrière internationale. Une carrière qui a commencé en Afrique ? Tout à fait : à l'OUA pour être précis, dont j'ai été directeur de l'information à Addis Abéba de 1973 à 1975. Ayant activement participé à la campagne de Mbow, quand il fut appelé pour diriger l'Unesco, j'ai tout naturellement fait partie de son cabinet. Et ce, jusqu'en 2000. Entre-temps, j'ai lancé l'université euro-arabe itinérante, une université unique en son genre. Il s'agissait d'un concept tout à fait original d'une université d'été, sorte de coopérative universitaire, née de la collaboration de plusieurs universités du nord et du sud de la Méditerranée. La première session s'était d'ailleurs tenue en Tunisie en 1986. L'université a duré dix ans et s'est arrêtée pour des problèmes de financement, les budgets universitaires ayant diminué. Vous avez néanmoins enchaîné sur une opération tout aussi originale Nous l'avons appelée «Les Jardins de la Connaissance». En accord avec la chancellerie des universités de Paris, nous tenions une réunion tous les mois dans la salle la plus prestigieuse de la Sorbonne. On choisissait soit un auteur méditerranéen, soit un thème que l'on abordait par des regards croisés venant d'horizons divers. C'était passionnant, et nous avons reçu les plus grands penseurs du monde. Votre carrière ne s'est pas arrêtée avec l'Unesco, puisque vous avez pris votre retraite en l'an 2000 ? Je suis parti alors à Marrakech pour créer une nouvelle chaire à l'université : la chaire Averroès que j'ai dirigée.En 2004, j'ai été sollicité par le ministère des Affaires étrangères italien pour diriger une fondation : l'Observatoire méditerranéen. Au sein de cette fondation, nous organisions une série d'actions, dont de grandes conférences à La Farnesina, où nous avons reçu, entre autres, Habib Boularès. Et c'est dans ce cadre que nous avons lancé MED21, réseau de prix pluridisciplinaires et plurigéographiques concernant la Méditerranée d'Istanbul à Cordoue. Ces prix sont nés, curieusement, d'un constat d'échec de toute tentative concernant la Méditerranée ? Ce réseau veut, en effet, répondre à plusieurs préoccupations. Les actions lancées en Méditerranée ont rarement bien abouti. Après l'échec du processus de Barcelone, l'UPM est restée un vœu pieux. Pourquoi toute action directe n'aboutit-elle pas? Selon notre analyse, il y aurait deux raisons à cela : la Méditerranée est une zone difficile, et tant que le problème de la Palestine et d'Israël n'est pas résolu, toute action gouvernementale est bloquée. Par ailleurs, le deuxième obstacle, depuis 2008, est d'ordre économique. Dans cette période marquée par la raréfaction des ressources, on ne peut plus recourir à la centralisation, mais engager des actions autonomes reliées en réseaux. Nous avons donc décidé de changer de méthodologie, de laisser de côté ce qui est intergouvernemental, et de recourir à la société civile et aux institutions publiques apolitiques, comme, par exemple, les universités. Ces prix sont disséminés à travers la Méditerranée ? Il y a dix prix, dans dix pays différents. Ce sont des unités autogérées et autofinancées, coordonnées au sein du réseau. Ces prix ont des caractéristiques communes : des noms patrimoniaux de figures emblématiques de la vie culturelle pour répondre à un légitime désir identitaire : prix Ibn Khaldoun, prix Sinan, prix Averroès. Une autre caractéristique commune est que ces prix ont un objectif prospectif. C'est ainsi que le prix Averroès ne consacre pas les études spécialisées sur Averroès, mais attire l'attention sur ceux qui poursuivent son œuvre. C'est ainsi qu'il était remis à Jean Daniel, lauréat de la rive nord pour l'année 2013. Ces prix sont également interdisciplinaires, mais sont «interconnectés», et relèvent donc d'une diversité de thèmes, mais d'une unité de la démarche. Comment se structure ce réseau ? Nous avons divisé la Méditerranée en quatre sous-régions, selon la nomenclature des Nations unies : l'arc romain avec la France, l'Espagne, l'Italie. L'arc byzantin, avec la Grèce, la Turquie, Chypre. Le Machrek et le Maghreb. Et je pense, quant à moi, qu'il faut ajouter une cinquième sous-région : celle des îles. Voila pourquoi nous avons demandé à des amis Djerbiens de créer «Le Prix Circé» pour les îles de la Méditerranée, du nom de la magicienne qui retint Ulysse à Djerba. Ce prix porte sur trois secteurs : le développement durable, la coopération interinsulaire, et la créativité insulaire. Et nous souhaitons l'étoffer par un festival des îles. Quels sont les autres prix tunisiens du réseau ? Le prix Ibn Khaldoun pour la promotion de la recherche dans le domaine des sciences sociales. Le prix Zeriab pour la préservation et la valorisation du patrimoine musical, que nous créions récemment avec le centre international des musiques, le Palais d'Erlanger. Le prix Circé que nous venons de signer avec l'association Djerba Mémoire. Le prix de la jeune entreprise. Et le prix Didon Elyssa, prix commun à Tyr et à Carthage, en cours de création, et qui consacrera une femme ou une institution féminine. Avez-vous d'autres projets immédiats ? Continuer de m'occuper de l'Académie mondiale de la poésie créée à Vérone, et qui regroupe quelque cinquante poètes du monde entier. Et si je trouve le temps, terminer enfin la trilogie sur la mer que j'ai commencée. Les deux premiers, «L'astrolabe de la mer», et «Le portique de la mer» ont déjà paru chez Stock. Il me reste à achever le troisième.