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«En 2011, le mot d'ordre des élections était l'Islam. En 2014, c'est l'Etat»
Entretien avec Adel Ltifi, historien (*)
Publié dans La Presse de Tunisie le 15 - 09 - 2014

« L'Etat est l'enjeu des prochaines élections », avertit l'historien chercheur Adel Ltifi, remontant à l'essence de l'Etat moderne, ses forces et ses fragilités en Tunisie, mais aussi ses lieux d'opposition avec l'islamisme et le jihadisme.
Outre le fait qu'elles mettent fin à l'étape constitutive et transitionnelle, en quoi les élections d'octobre 2014 diffèrent-elles de celles de 2011, côté enjeux ?
Le 23 octobre 2011, il y avait un mot d'ordre qui est l'Islam : un mot qui renvoie à l'émotionnel global. Je pense qu'une révolution, avant d'avoir lieu, est une utopie. Là où elle se réalise, elle crée d'autres utopies encore plus fortes. C'est ce que nous avons vécu entre le 14 janvier et le 23 octobre 2011. Il y avait, au niveau de la psychologie sociale tunisienne, une euphorie, comme si on avait dépassé l'histoire, qu'on était sorti de tout ce qui est réel et rationnel.
Sur le plan politique, c'est un champ favorable à l'émergence de toutes les formes de populisme, dont le populisme religieux. Ennahdha a représenté la victoire du populisme religieux avec la fameuse formule « Ness ykhafou rabbi ! » (Des gens qui craignent Dieu, par opposition aux mafieux de l'ancien régime). Il y avait aussi le populisme social avec Al Aridha Echaâbia, de Hechmi Hamdi et le populisme politique avec le CPR et ses slogans autour d'Al Azlam et de la protection de la révolution... C'est dans le cadre de cette ambiance émotionnelle et de ces populismes qu'on peut comprendre la présence de l'Islam comme mot d'ordre très important lors du 23 octobre.
Quel est le nouvel enjeu des élections de 2014 et quels sont les changements majeurs qui l'ont dicté ?
Cette fois, le mot d'ordre c'est l'Etat. Car, après le 23 octobre, le populisme a laissé la place au réalisme politique. Nous l'avons, certes, vécu d'une façon tragique, mais les Tunisiens ont pu découvrir d'eux-mêmes l'importance de l'Etat comme forme d'organisation et la distance entre la religion et la politique. On entend de plus en plus souvent des gens l'exprimer, de la même façon que l'élite moderniste l'a ruminé pendant des décennies. Car c'est seulement grâce à cette expérience sociale que le peuple a rejoint l'élite. Cette expérience sociale a été douloureuse et s'est faite au prix d'une grande fragilisation de l'Etat. Mais tout cela, à mon avis, a participé à la naissance de deux choses. D'une part, une rationalisation de la vision du politique. On peut le constater à travers la fréquence du mot Etat actuellement, partout et sur toutes les bouches. Donc, ce n'est plus le mot d'ordre de l'islam qui est là, mais c'est la problématique de l'Etat. Ce qui nous donne une idée sur l'orientation des prochaines élections. Celui qui incarnera et représentera le mieux l'idée de l'Etat gagnera. Ce passage de la problématique de l'Islam à celle de l'Etat est une forme de rationalisation, mais c'est aussi une forme de sécularisation de la conscience politique.
Mais la sécularisation de la conscience politique prend des siècles habituellement... N'est-ce pas hâtif comme conclusion ?
Non, parce que nous avons vécu, durant ces deux dernières années, l'équivalent d'un siècle condensé, un siècle condensé d'Histoire. Par exemple, le débat de fond sur la femme tunisienne n'a commencé qu'après le 23 octobre. La raison est que, pour la première fois dans son histoire moderne, la société tunisienne fait face à son propre conservatisme. Jusqu'alors, la société tunisienne n'a jamais vécu ni géré ses propres contradictions. Pourquoi fallait-il attendre le 14 janvier et plus exactement le 23 octobre ? Parce que, justement, ce conservatisme est monté au pouvoir. C'était providentiel. Nous avons eu de la chance que ce conservatisme soit au pouvoir.
Il y avait aussi la menace et l'urgence, la conscience, in extremis, de l'ampleur des acquis qui allaient se perdre : l'Etat, les droits de la femme, l'indépendance de l'administration... Est-ce cela qui fait la différence entre ce qui s'est passé en Tunisie et ce qui s'est passé ailleurs dans les pays du « Printemps arabe » ?
Bien sûr. C'est pour cette raison que je dis que cette période est très riche. Je pense que seule la société tunisienne, dans tout le monde arabe, et pendant toute l'époque moderne et contemporaine, a posé les vraies questions historiques et civilisationnelles, et c'est grâce à la révolution. Elle a posé la question de l'égalité homme-femme, la question épineuse de la place de la religion dans l'espace public, la place de la chariâa... C'est énorme ! C'est plus qu'un siècle condensé. Aucune autre société ne l'a fait après la révolution, même pas la société égyptienne. C'était un mal nécessaire, parce qu'on ne peut pas construire l'avenir sans une critique sincère et transparente de nos propres contradictions. Et c'est ce qui s'est passé en Tunisie grâce aux forces vives de la société et en raison de l'ancienneté de l'Etat. Je parle de l'Etat moderne : seuls le Maroc et la Tunisie se sont dotés d'un Etat moderne avant la période coloniale. Je parle de l'Etat national, avec un territoire bien déterminé, - nos frontières avec l'Algérie datent de 1628 – la question de la territorialité, un pouvoir central, une continuité dynastique surtout à l'époque husseinite et aussi une administration moderne qui est née au milieu du 19e siècle... Tout cela va permettre de créer des institutions comme l'Ecole Sadiki, qui va être à l'origine de la naissance de l'élite tunisienne, une élite ancienne et de qualité. Cette ancienneté de l'organisation étatique et de la tradition administrative et la qualité de son élite ont permis à la Tunisie de se doter d'une société civile très dynamique, et ce, depuis l'époque coloniale.
Citoyens, députés, dirigeants... Tout le monde parle de l'Etat : Etat civil, Etat moderne, autorité de l'Etat... Pensez-vous que l'idée de l'Etat soit suffisamment claire dans notre société ?
Non. Il y a même, trop souvent, une confusion entre l'Etat et le régime : la police, la répression, la dictature... Au niveau académique, on parle de l'Etat comme entité politique globale et pas uniquement comme l'Etat appareil : les institutions, les lois et le pouvoir qui est derrière. L'Etat moderne comprend le territoire, la société, l'administration, la mémoire du peuple, la haute culture de l'Etat, soit tout ce qui fait notre tunisianité. C'est la société et le pouvoir en même temps, c'est cette forme d'existence globale qu'on appelle l'Etat national qui est à l'origine de la modernité en Europe et partout dans le monde, en tant que forme d'organisation rationnelle. La différence entre l'Etat moderne et l'Etat traditionnel, c'est que le premier est plus efficace parce qu'il est rationnel. Il comprend des notions nouvelles comme les frontières. C'est un Etat organisé d'une façon rationnelle pour être efficace. D'ailleurs, des notions comme citoyenneté, comme liberté, comme égalité sont à l'origine des éléments de la rationalisation de la gestion des affaires publiques. On ne peut pas gérer rationnellement une société si les gens ne sont pas égaux, si les gens ne sont pas libres.
Pourquoi l'Etat tunisien dit si solide et si ancien a-t-il paradoxalement montré les signes de tant de fragilité ?
Parce qu'il faut d'abord être conscient de la fragilité réelle de l'Etat moderne tunisien. Or c'est le non-dit dans notre petite histoire moderne et contemporaine. On parle beaucoup de l'Etat tunisien ancien, de trois mille ans d'Histoire, mais ça c'est ce qu'on appelle l'Etat historique, et non l'Etat moderne. On parle aussi beaucoup de l'administration, de l'égalité hommes-femmes, des acquis, mais on ne connaît pas réellement nos limites. On n'a jamais pensé nos lacunes !
La révolution, comme n'importe quel autre moment de changement social, a révélé ces lacunes. L'Etat moderne est né de deux choses : l'accumulation de la contrainte (le pouvoir) et l'accumulation du capital (la richesse). Le problème en Tunisie c'est que l'Etat est né de l'accumulation de la contrainte, sur fond d'une défaillance au niveau de l'accumulation du capital. Ce n'est pas la société qui produit la richesse et évolue socialement, mais c'est l'Etat. En conséquence, le rapport entre la société et l'Etat s'en trouve lié à l'efficacité sociale de l'Etat. Et, à chaque fois qu'il y a une défaillance sociale, la société s'éloigne de l'Etat et de sa culture et revient à toute forme de culture traditionnelle.
C'est ce qui s'est passé après le 14 janvier : la société s'est vite trouvée en rupture avec la culture de l'Etat.
En quoi l'islamisme ou l'islam politique s'oppose-t-il à l'Etat moderne ?
A trois niveaux. Le premier est une inadéquation structurelle : l'islam politique est né d'une réaction à la rationalité de l'Etat moderne. Or, en injectant l'élément identitaire, l'islam politique entre d'emblée dans une forme de subjectivité irrationnelle qui bloque l'Etat. Un exemple : le projet de loi sur le Waqf, une loi contradictoire avec la logique de l'Etat moderne, parce qu'elle impose une justice, une juridiction parallèle, un Etat dans l'Etat. C'est une impasse de l'islam politique face à la rationalité de l'Etat moderne. Les islamistes n'ont pas la culture de l'Etat moderne. Ils ont découvert l'Etat au pouvoir.
La deuxième impasse, c'est là où l'islam politique est entré en contradiction avec l'identité nationale parce que, dans sa perception, l'existence du musulman dépasse les frontières nationales. Les islamistes ont alors mené une guerre contre les lieux de mémoire de la société tunisienne : la date de l'indépendance, le 9 avril, Bourguiba, le drapeau tunisien, l'image de la femme, l'Ugtt... Ennahdha a déclaré la guerre à tous ces symboles et s'est trouvée isolée face à la société.
Le troisième lieu d'échec : être au pouvoir, c'est être face à la société avec ses besoins, ses exigences socioéconomiques et sécuritaires et non pas face à des musulmans croyants comme le dicte l'islam politique.
Raison d'Etat oblige, comment pourrait évoluer le parti Ennahdha en Tunisie ?
Je n'exclus pas une nationalisation du parti islamiste tunisien, ce qui implique sa rationalisation et par conséquent sa sécularisation inéluctable. L'Islam va certes rester présent dans son discours, mais comme référent identitaire et non comme principe normatif. La différence avec le passé c'est que, cette fois, cela relève d'un choix social et non du rôle habituel de l'Etat comme agent de modernisation. Maintenant, la charia est un dossier clos parce qu'on en a débattu et, de surcroît, quand les islamistes eux-mêmes étaient au pouvoir.
Les élections de 2014 se dérouleront aussi sous la menace terroriste. Quels sont les dangers réels du terrorisme international et du jihad global concrétisé maintenant dans l'Etat islamique de Daech ?
Le terrorisme jihadiste est l'une des mouvances de l'islam politique. L'objectif de tous étant la possibilité d'instaurer un Etat islamique, soit sous forme de califat, soit sous forme d'un Etat qui applique la charia par la force ou par la réislamisation progressive de la société... C'est là où l'islam politique doit faire un effort de révision pour se démarquer nettement de la mouvance jihadiste.
Le point commun des mouvances terroristes, c'est qu'il y a toujours une idéologie politique en rapport avec le pouvoir et visant la déstabilisation de l'Etat. L'Etat islamique de Daech n'est pas un Etat. Il relève de l'Etat confessionnel et ce dernier n'est réalisable qu'au prix d'un nettoyage ethnique sur une base confessionnelle... Cet Etat est encore une utopie.
* – Etudes universitaires à l'Ecole normale supérieure de Sousse, doctorat à la faculté des Lettres et des Sciences Humaines 9-Avril, Adel Ltifi est chargé de cours à l'Université Paris III. Son domaine de recherche est l'islam contemporain. Il publiera prochainement un ouvrage sur la révolution et l'Etat.


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