Par Mohamed KOUKA L'art du théâtre est tragique par essence, en lutte à chaque instant avec la mort, en butte à la finitude. L'acteur porte son destin comme Sisyphe son rocher qu'il soulève jusqu'au sommet de la montagne mais qui finit toujours par retomber. L'acteur est par excellence un oxymore. Il est absence-présence, mort-vie, ombre et lumière. Il écrit sur le sable, brode dans le vent, vit de l'éphémère et, quand il cesse de faire signe, s'en va sans laisser d'adresse, tout de lui disparaît alors, s'évapore comme par enchantement. Pour laisser quelques traces, l'écrivain dispose de sa plume, le peintre de son crayon, ses pinceaux, le sculpteur de l'argile et de la pierre, le musicien de ses notes. Quant à l'acteur, c'est de sa propre chair périssable qu'il dispose, qu'il met en action dans le corps du texte. La chair est cette dimension intime de chaque être humain, dimension spatio temporelle du sensible intersubjectif motivant de bout en bout la rencontre, vivante, acteur-spectateur. Dès lors, le sensible du monde ne nous est pas indifférent en raison de la qualité de notre chair ici et maintenant.. Mais l'acteur vit de son souffle, ne va pas au-delà. Qui ne se rappelle d'Eschyle...enfin...Les Perses, l'Orestie, Prométhée enchaîné, ou de Sophocle et de son cycle thébain avec Œdipe et le reste, d'Euripide l'auteur des Troyennes, de l'histoire des Atrides (Electre, Oreste etc...) à l'histoire des Labdacides (les Phéniciennes...), à la légende des Argonautes...? Aussi loin qu'on remonte dans l'histoire du théâtre, on ne nous dit rien sur les acteurs contemporains de ces auteurs. On ne sait pas comment ils jouaient, comment ils proféraient leur texte ; le chantaient-ils ? Le psalmodiaient-ils ? On ne sait rien non plus sur les acteurs du siècle d'or espagnol. Quelques exceptions toutes relatives cependant, avec Shakespeare, notamment, et son acteur fétiche : Richard Burbage pour qui il avait écrit les rôles de Richard III, le Roi Lear, Hamlet entre autres, avec ce détail important, comme Burbage était asthmatique, Shakespeare, afin de faciliter la tâche à son acteur fétiche et lui ménager sa respiration, avait dû opter pour une partition au phrasé court ; lisez «To be or not to be» vous comprendrez. On se souvient de Molière acteur, parce qu'il fut d'abord le fabuleux auteur de quelques personnages des plus marquants du théâtre universel ; on se rappelle toutefois qu'il est mort en scène crachant son sang...Quoi qu'il en soit, l'instant incandescent de la rencontre vivante entre acteur et spectateur est irrémédiablement périssable. Mais qui se souvient encore de la fabuleuse apparition de Aly Ben Ayed dans le ‘Caligula' d'Albert Camus ? Qui garde encore, une fois mort le dernier témoin, une quelconque image de l'éblouissante simplicité avec laquelle Aly Caligula avançait du fond du plateau vers l'avant-scène tout en murmurant : «C'est une vérité toute simple et toute claire, un peu bête, mais difficile à découvrir et lourde à porter (...) Les hommes meurent et ils ne sont pas heureux...» ? J'avoue que cet instant de théâtre avait décidé de mon destin d'homme alors que j'étais, jeune, à peine sorti de l'adolescence. Face à cette irréductible finitude de l'art de l'acteur, il serait légitime de s'interroger pourquoi jouer ? Pourquoi le jeu en fait ? Question tout à fait légitime à laquelle répond, à sa manière, le dramaturge autrichien Thomas Brasch: «Pourquoi jouer ? Pour fabriquer un contre-monde/pour projeter les rêves de l'angoisse et de l'espoir à une société qui, sans rêver, travaille à son propre déclin/pour ne pas laisser les morts en paix/pour ne pas laisser en paix les vivants/ pour prendre racine/pour gagner de l'argent/pour faire signe de vie/pour faire part d'une mort/pour faire une découverte/pour épouvanter à force de grimaces le profond sommeil d'une société épuisée/pour tuer l'oubli/pour ne pas être seul/pour célébrer une cérémonie dans un temps sans cérémonie/pour effacer ce que l'on nomme je/pour clouer au mat le capitaine une nouvelle fois et à tout jamais/pour enfin connaître celui qui abattit l'enfant qui avait crié : mais l'Empereur est nu/pour crier : l'Empereur est nu/pour savoir combien de temps on peut être toléré par des gens qui s'intéressent aussi peu à vous qu'à eux-mêmes/pour qu'on vous oublie/pour rendre superflue cette question : Pourquoi jouer/pour jouer». La mort de Abdel Majid Lakhal n'était pas inévitable. On peut même avancer qu'elle fut fâcheusement accidentelle, sans entrer dans trop de détails je peux affirmer qu'il est mort plus de solitude, de précarité aiguë, de manque d'amour, de manque de chaleur humaine, celle de ses proches aussi bien que celle de ses amis, que d'autre chose. Il est mort par manque de soins attentifs, par manque de suivi. Au bout d'un demi-siècle de labeur dans le théâtre et d'abnégation pour son métier, sans trop se soucier du lendemain, il s'était laissé brûler par le feu, dévoré par la trop forte pression du métier. Notre métier est exigeant, où la bonne volonté ne suffit guère. Il faut une maîtrise certaine, des connaissances solides, une curiosité de tous les instants et une quête de savoir sans repos. Aucun compromis! Ce qui rapproche bien le travail théâtral de la pensée philosophique. Majid est bien mort d'épuisement, de désespoir. Face à l'adversité, au manque, à la précarité, bref à la dureté des temps, il opposa sa grandeur d'âme et sa liberté d'homme. Sa mort, que lui-même espérait, dans une confidence qu'il m'avait faite seulement quelques mois avant son décès, fut — si je puis dire — anachronique, scandaleuse, pour tout dire absurde. Le destin de Abdel Majid Lakhal est symbolique et symptomatique de l'état de l'acteur dans notre cher pays post-révolutionnaire...Pour finir, citoyens, allez voter en paix !