Par Slaheddine GRICHI Que peut concéder Nida à Ennahdha, sans effaroucher son électorat et ses futurs alliés objectifs? Voilà donc et comme prévu par les meneurs des campagnes des grands candidats, Béji Caïd Essebsi et Moncef Marzouki au second tour. Les sondages internes, qui n'ont jamais cessé, prévoyaient une semaine avant le scrutin ce résultat à un ou deux points près. Ils donnaient même Hamma Hammami troisième, bien qu'ils aient situé son score à moins des presque 11 % qu'il a obtenus (entre 6 et 8 %). Et si le résultat de Caïd Essebsi ne faisait pas l'ombre d'un doute, s'inscrivant dans la logique et dans le sillage des législatives, celui de Marzouki soulève des interrogations et mérite qu'on s'arrête sur ses stimulants et ses implications. Le coup de force d'Ennahdha La débâcle subie par le CPR de Marzouki aux législatives est due à plusieurs raisons, dont l'essentielle est, à notre avis, l'impopularité de son «président d'honneur», qui affichait un peu glorieux 5%, jusqu'à l'interdiction de publication des sondages, il y a quelques petits mois. Peu charismatique, il a, de surcroît, multiplié les coups d'éclat et les bévues, enlevant toute aura à la fonction de président de la République qu'il occupe et exacerbant par là même une grande majorité des Tunisiens qui s'en donnaient à cœur joie en l'affublant de tous les sobriquets possibles et imaginables. Comment Ennahdha a-t-elle misé alors sur un candidat a priori «perdant» ? Car quoi qu'il prétende, ce mouvement a donné le mot d'ordre «interne» de voter Marzouki. Plus que le soutien actif de certains de ses leaders, les statistiques et les sondages le prouvent. Seul, le président provisoire n'aurait pas pesé lourd. En en faisant son candidat, Ennahdha a choisi le plus fidèle et le plus «loyal» de ses anciens alliés, celui qui est allé au-delà de ses espérances par ses positions pro-islamistes et par ses décisions fracassantes qui ont ébranlé la diplomatie tunisienne, connue pour sa modération, son équilibre et sa non-ingérence dans les affaires des pays frères et amis. Rien à voir avec un Mustapha Ben Jaâfar par exemple qui a, malgré son engagement dans la Troïka, fait preuve d'une certaine indépendance et d'un courage certain qui ont failli lui coûter sa place à la tête de l'Assemblée constituante, lorsqu'il a suspendu, pendant près d'un mois, ses travaux, suite à l'apparition des assassinats politiques en Tunisie. Mais plus que jouer la carte d'un homme à elle, une option qu'elle savait à haut risque, Ennahdha a lancé un messages à Nida, vainqueur — sans être majoritaire — des législatives : il faut compter avec ce mouvement, en tant que deuxième force de la prochaine Assemblée, d'autant plus puissante qu'elle est capable de hisser, par sa seule volonté, un candidat, aussi impopulaire soit-il, vers des scores inespérés au premier tour de la présidentielle. Les représentants nahdhaouis ne s'en cachent plus : sans consignes de vote publiques, Marzouki a obtenu la confiance de plus du tiers des votants, qu'en serait-il, si Ennahdha mettait le paquet au second tour ? Béji Caïd Essebsi serait-il aussi sûr de devenir le prochain président de la République ? Marzouki n'aurait-il pas des chances de demeurer le locataire du Palais de Carthage ? Et le cas échéant, ne faut-il pas réfléchir dès à présent aux problèmes qu'il peut créer au futur gouvernement que Nida sera chargé de former, lui qui n'a jamais camouflé son antipathie (le mot est faible) pour ce parti et pour ses leaders ? En clair, Ennahdha veut, sous le couvert de la revendication d'un «gouvernement d'union nationale», des assurances — sinon des garanties — de Nida qu'il ne sera pas exclu du pouvoir et que ses anciens responsables du gouvernement de la Troïka jouiront de l'immunité dans des dossiers qui demeurent ouverts ou qui devront être rouverts (assassinats politiques, affaire de Siliana...). Le dilemme de Nida Au-delà de l'échéance électorale, où tout n'est pas joué d'avance, Nida est dès à présent confronté à une situation très délicate, où il doit faire des choix et des concessions difficiles, d'un côté comme de l'autre. Que peut-il sacrifier au profit d'Ennahdha, dans le but d'instaurer un équilibre politique et une paix sociale, sans effaroucher ses adhérents et, surtout, son électorat composé dans sa majorité d'anti-islamistes et d'anti-Ennahdha ? Dans cette perspective, ne perdrait-il pas un nombre considérable de ses votants au second tour et ne mettrait-il pas en péril ses futures alliances «naturelles» au prochain Parlement ? Une chose est sûre, Nida est devenu aussi fort grâce, certes, au charisme et à l‘expérience de son président, ainsi qu'au poids politique, organisationnel et matériel de ses autres leaders, mais essentiellement parce qu'il s'est engagé à construire une société démocratique, moderne, égalitaire et juste, à effacer des souvenirs tout ce qu'a connu le pays comme tendances vers une islamisation de la vie politique, comme terrorisme et comme extrémisme. Bref, un engagement à être ce qu'Ennahdha n'est pas. Béji Caïd Essebsi, expérimenté et rompu à la chose politique, fera-t-il des choix «radicaux» et advienne que pourra ? Ou sortira-t-il de sous sa cape une option qui ménagera et le chou et la chèvre ? Le temps presse et le flou ne le servira pas. Il en est conscient.