Docteure en histoire contemporaine, directrice de recherche au Cnrs, Karima Dirèche dirige l'Irmc depuis une année. Sur la même lancée que son prédécesseur, Jean-Noël Denieuil, Karima Dirèche s'inspire de la scène politique tunisienne pour fixer, avec son équipe, des projets de recherche en sciences humaines et sociales. La dimension maghrébine du centre placé sous la tutelle tant du ministère français des Affaires étrangères que de celui de l'Enseignement supérieur de l'Hexagone élargit ses horizons d'échange et de débat. Rencontre. Depuis la révolution, l'Irmc connaît une dynamique intéressante, s'ouvrant de plus en plus sur le public. Est-ce dû à la liberté d'expression ? Ou bien au fait que la Tunisie soit devenue un « laboratoire de recherche et d'analyse» ? Je dirais les deux à la fois. L'Irmc est une structure de recherche française installée en Tunisie depuis 1992. C'est un observatoire des sciences humaines et sociales qui a pour périmètre de compétence la Tunisie, l'Algérie et la Libye. Nous travaillons en partenariat très étroit avec des institutions académiques maghrébines. Paradoxalement et malgré la dictature sous Ben Ali, l'Institut a toujours abordé des thématiques relevant de l'anthropologie, de la sociologie politique et du droit. L'Irmc a certes travaillé à cette époque discrètement, je dirais même d'une manière quasi confidentielle. Mais il a représenté pour les chercheurs tunisiens une bulle, un espace de débat et de liberté, une sorte d'appel d'air à un moment où l'université était soumise à la surveillance et à l'autocensure. Ce qui explique qu'au moment de la révolution, l'institut ait été réactif : il était en fait parfaitement connecté au réseau universitaire. Il a pu de cette façon organiser débats et journées d'étude pour suivre ce qui se passait en Tunisie. Par ailleurs, la Tunisie est un phénomène incroyable dans le monde arabe. Puisqu'en se débarrassant de la dictature, elle a pu y également s'épargner une guerre civile et des situations politiques extrêmement graves, ce dont d'autres pays de la région qui ont connu des bouleversements politiques depuis l'année 2011 n'ont pas pu y échapper. Du coup cette exceptionnalité de la Tunisie, due entre autres à la responsabilité et à la maturité de sa classe politique, attire énormément de chercheurs d'Europe, mais également d'Amérique du Nord et du Sud. Des gens qui viennent voir de près ce qui se passe ici. On est en train de découvrir que la Tunisie invente et construit un modèle qui échappe à tous les autres ! L'une des thématiques sur lesquelles se penche l'Irmc est la transition tunisienne. Sous quel angle peut-on traiter ce sujet qui est encore sous les feux de l'actualité et du changement ? De plusieurs façons. A travers divers programmes, dont un programme en sciences politiques sur «Reconversion et renouvellement des élites», un autre sur «La transition médiatique», un troisième sur «Le sentiment d'injustice». «Les inégalités des territoires » et «La géographie électorale » traitent également de la transition. Tous ces programmes nous permettent d'avoir des clés pour comprendre ce qui se passe ici. Avec l'Institut français de Tunisie (IFT), nous avons monté un débat d'idées intitulé « Penser la transition ». Nous avons invité des personnes susceptibles de croiser leurs approches et expériences sur la transition, des Polonais, mais aussi des Marocains venus intervenir sur la justice transitionnelle et l'Instance équité et réconciliation et des Français venus parler du Tribunal constitutionnel. Le débat d'idées permet de nourrir et d'accompagner la transition. Parce que sinon la transition reste un mot générique. Que veut-il dire exactement ? Qui sont les individus qui se positionnent derrière ce processus ? Quelles sont les institutions mêlées à cette démarche ? L'Irmc, en tant qu'observatoire des sciences humaines et sociales, est très attentif à ces questions, qu'il cherche à aborder main dans la main avec des collègues tunisiens et notamment avec les juristes constitutionnalistes, considérés chez vous un peu comme des stars aujourd'hui. C'est incroyable que des académiciens hier encore assignés à leur domaine de compétence soient propulsés au cœur des discussions politiques. Je n'ai jamais vu cela nulle part ailleurs. Moi, je suis arrivée en Tunisie l'année passée en plein débat sur la Constitution. Dans les hebdomadaires arabes et français, on voyait les versions provisoires de la Loi fondamentale débattues par le grand public. Soixante ans d'autoritarisme n'ont altéré ni l'éducation politique des gens, ni leur conscience politique. L‘exceptionnalité de votre pays vient également de la qualité de son intelligentsia. Quoi que vous en disiez ! Peut-on dire que la révolution tunisienne, avec son côté inédit, puisse devenir un moteur de changement des sciences sociales et humaines ? La révolution tunisienne est en tout cas en train de bouleverser tous les paradigmes que les chercheurs utilisaient pour étudier cette société. Notamment ceux d'un «autoritarisme politique éclairé», soutenu par les divers gouvernements français, la question du «modèle économique tunisien», qui laisse la place à une économie de sous-traitance extrêmement fragile et dépendante des entreprises européennes, également le paradigme d'une « société homogène et consensuelle». Ce qui a d'autre part bousculé profondément les positions des sciences sociales concerne l'islamisme tunisien : on découvre une société profondément islamo-conservatrice, notamment après le 23 octobre 2011, une société qui n'est pas si moderne que ça. Se révèle d'un autre côté une société civile extrêmement organisée, à travers toutes ces associations de police intellectuelle et civile, tels Bawsala ou le Labo démocratique. Pouvez-vous nous présenter les grandes lignes du programme de recherche de l'Irmc pour l'année 2015 ? Tous les projets cités ci-dessus se poursuivront l'année prochaine. Ils s'insèrent dans le grand programme «Sociologie politique du changement». Nous proposons également une thématique de recherche sur «Politique et droit», focalisée sur les professions d'avocat et de magistrat. Je citerais, par ailleurs, des axes sur «Migration et commerces transnationaux», sur «Littérature et révolution» et sur les «Nouveaux récits historiques». Toutes ces questions seront traitées à l'échelle maghrébine. Ce qui nous importe le plus c'est que l'Irmc soit aussi cet espace où se connecte la recherche maghrébine. Parce que le Maghreb de la recherche existe. Et le Maghreb des intellectuels aussi.