Le général qui tenait le pays d'une main de fer se servit une rasade de rhum et, comme pris par une inspiration, s'immobilisa un moment et en reprit. Aux anges, il l'avait trouvé tellement au-dessus de tout ce qu'il avait goûté jusque-là qu'il essaya de trouver sur la carte cette communauté de Santa Clara qui en était le vivier. Et comme il était impossible de mettre la main dessus, il convoqua immédiatement son premier ministre pour qu'il aille carrément sur place voir ces lieux et ces gens capables de produire une telle merveille. Accompagné de son ministre de l'Agriculture, celui-ci découvre un village dont le rhum ‘bio', dirions-nous aujourd'hui, est de l'ordre du divin alors que la totalité du processus de fabrication se fait en totale symbiose avec la nature. Les villageois, parfaitement apolitiques, ne comprennent pas tout de suite que la venue des deux dignitaires allait faire sombrer Santa Clara sous la tentation industrielle, jusqu'à ce qu'on leur envoie un ingénieur agricole chargé d'étudier et de mener cette industrialisation qui va tout chambouler. C'est le moment où le temporel se met en contact avec le spirituel : A Joaquin, l'ingénieur agricole, qui lui demandait s'il y avait un baromètre dans le village, José répondit : ‘'Non, il n'existe pas de tel outil chez nous. A Santa Clara, pour savoir quel temps il fera, il faut écouter les sérénades d'Ibrahim Santos... La dernière a eu lieu la semaine passée, et elle annonçait un soleil de plomb !'' Une étonnante lignée En vérité, Ibrahim Santos est le dernier d'une longue lignée qui remonte au poète Salam Sondos (du nom du tissu qu'il affectionnait et qui devint Santos) qui vécut en Andalousie du temps de Boabdil, le dernier prince arabe de Grenade, alors que les princes chrétiens effectuaient de grandes manœuvres pour reprendre la dernière ville arabe qui leur résistait, et achever ainsi la Reconquista. Les prophéties poétiques de Sondos se réalisaient avec une exactitude étonnante ‘'comme si le Tout-Puissant lui faisait confidence des desseins climatiques qu'il réservait à ses créatures.'' Lors de sa première rencontre avec le prince, il prédit qu'une épaisse brume marine allait s'abattre dès le matin sur Grenade et tel fut le cas. Mais nous étions en 1492 et ses jours étaient désormais comptés. Il décida de négocier sa reddition et voilà que, parmi les termes, Isabelle de Castille, la reine d'Espagne, se fait livrer la ville et Sondos ! Car la réputation du poète-qui-prédisait-le-temps était parvenue jusqu'au plus grand navigateur d'alors ; ni plus, ni moins que Christophe Colomb. Sondos fut du voyage de la Pinta et de la Nina vers le Nouveau Monde ! Mais l'histoire ne s'arrête pas là. La descendance de Salam Sondos connut l'étrange limite d'un seul enfant mâle par génération. Des gènes espagnols, africains et amazoniens étaient venus se mêler au sang arabo-andalou, et les langues peu coutumières des noms arabes finirent par transformer Sondos en Santos. ‘'Sa place est bel et bien ici'' Sept générations plus tard, Zakariya Santos, fuyant son lointain village ravagé par le choléra, arriva à Santa Clara en piteux état avec pour seuls compagnons un enfant en bas âge et un gros baluchon. L'enfant en bas âge était Ibrahim Santos et le gros baluchon enveloppait une viole passée en héritage de génération en génération. On lui servit du rhum et il demanda s'il était fabriqué dans la petite communauté. Devant l'affirmative, il décida de rester à Santa Clara où tous ceux qui l'approchèrent furent envoûtés par la sérénité qui émanait de son visage et l'aura surnaturelle qu'il dégageait. Quant à Ibrahim, il avait montré un talent tel à jouer au piano sous la houlette de Padre Felipe que celui-ci assura à Zakariya qu'il pourrait devenir rien de moins qu'une étoile au sein de l'orchestre symphonique national. Mais Zakariya répondit mystérieusement : ‘'Détrompez-vous, sa place est bel et bien ici.'' Les mois s'écoulèrent et voici que naît le premier orchestre de l'histoire du village, monté par Ibrahim, et les nuits de Santa Clara n'étaient plus les mêmes. Ses hommes et ses femmes non plus. Ils avaient fini par comprendre après bon nombre de sérénades que la musique d'Ibrahim leur révélait l'avenir du ciel et donc la façon avec laquelle ils allaient aimer leur terre et cultiver leurs cannes pour donner à leur rhum le goût divin qui stupéfia le général. Suit une série de batailles, au propre et au figuré, entre le bien et le mal, le pur et l'impur, les puissants et les faibles... qui se solda par un renversement complètement inattendu des événements ! ‘'La sérénade d'Ibrahim Santos'', 272p., mouture française Par Yamen Manai Editions Elyzad 2011 Disponible à la Librairie Al Kitab