Abdelwahab El Heni : «Essid a choisi la solution de facilité, celle qui consistait à nommer des personnes qu'il connaissait et qui sont plus ou moins faciles à diriger» Jamais depuis la révolution, une proposition de gouvernement n'a essuyé autant de critiques et de réserves que celle présentée par le chef de gouvernement désigné et d'ores et déjà fragilisé, Habib Essid. Des tirs d'artillerie lourde qui contraignent même Karim Sekik, proposé comme ministre des Technologies de l'information et de la communication (TIC), à agiter le drapeau blanc en déclinant l'offre après l'avoir acceptée une première fois. Lui par exemple, il est entrepreneur accompli dont la réussite dans le domaine des TIC ferait rêver plus d'un jeune. Seul hic, le portefeuille ministériel qui lui a été proposé peut poser un problème de conflit d'intérêts. «Ce monsieur dirige des entreprises qui font des affaires avec l'Etat dans le cadre d'un partenariat, le nommer en tant que ministre des TIC est à mon sens indéfendable», commente le très médiatique président du parti El Majd, Abdelwaheb El Heni. Sekik ne résiste pas longtemps, puisqu'hier il a annoncé officiellement son «désistement». Dans un communiqué qu'il a rendu public, l'intéressé décline l'offre d'Essid et avoue : «...Je viens du secteur privé et j'ai des sociétés qui opèrent dans le domaine des TIC. J'ai des contrats en cours avec l'Administration tunisienne, et notamment la Poste tunisienne, qui dépend directement de «mon» ministère... Et même si les solutions légales de désengagement existent (démission, etc.), même si je suis certain de mon système de valeurs qui ne me permettra jamais d'utiliser mon poste à des fins personnelles, je reste convaincu que ces solutions ne convaincront pas l'opinion publique et ne contribueront qu'à fragiliser le gouvernement en le rendant vulnérable». Six personnalités controversées Comme Karim Sekik, plusieurs autres candidats proposés à la tête de ministères ou de secrétariats d'Etat ont reçu les foudres des acteurs politiques, des personnalités de la société civile, et enfin des médias qui se sont fait l'écho des détracteurs. Parmi les têtes à claque, Nejem Gharsalli, proposé au ministère de l'Intérieur, et qualifié par la juge Kalthoum Kannou d'«arriviste à la solde de la dictature». Selon ses dires, celui-ci a joué un rôle important dans le harcèlement des juges sous le régime de Ben Ali. Or, comme pour compliquer davantage les choses, l'actuel gouverneur de Mahdia apparaît dans une vidéo "lâchée" sur les réseaux sociaux aux côtés de Lotfi Zitoun, lors d'une réunion du parti Ennahdha. Pour le président du parti Al Majd, Abdelwaheb El Heni, ils sont six noms à poser problèmes dans cette formatioî. En plus de Gharsalli, il y a Mohsen Hassen (proposé au ministère du Tourisme), Meher Ben Dhia (ministère de la Jeunesse et des Sports) et Ali Trabelsi (secrétariat d'Etat chargé des Collectivités locales). « Mohsen Hassen a été confronté à une affaire de corruption et n'est pas unanimement accepté par les professionnels du secteur. Maher Ben Dhia est membre d'un parti dont le chef est aussi président d'un club de football, il ne peut donc pas prétendre à être ministre de la Jeunesse et des Sports, explique-t-il. Là aussi, il y a conflit d'intérêts. Quant à Ali Trabelsi, il a été gouverneur à l'ère Ben Ali, avant que celui-ci ne le mute à la douane, ce n'est certainement pas le meilleur élément de l'administration tunisienne». Mais pourquoi un tel acharnement contre ces personnes maintenant, alors que Mohsen Hassen et Najem Gharsallah sont depuis déjà quelque temps des personnages publics, le premier en tant que député de l'Assemblée des représentants du peuple et le second en tant que gouverneur, c'est-à-dire le représentant de l'autorité de l'Etat à Mahdia, et ce n'est pas peu. L'avocat Abdennaceur Laouini, qui s'en est pris violemment au gouvernement proposé par Essid sur le plateau d'une chaîne privée, rétorque : «Les choses ont maintenant changé. Ce n'est pas pareil. Nous parlons ici de personnes qui, si elles sont confirmées dans leurs postes, assisteront à des conseils ministériels dans lesquels des secrets d'Etat vont être révélés, qui vont travailler sur des dossiers précis engageant le pays, ils doivent donc être au-dessus de tout soupçon». Laâouini a affirmé sur ce même plateau disposer d'éléments compromettants pour certaines de ces personnalités. Contrairement à ce qui était prévu, Habib Essid et l'équipe qu'il a choisie n'iront pas aujourd'hui devant l'Assemblée pour demander la confiance du Parlement, car la séance à l'ARP a été reportée. «Essid a échoué» Habib Essid va devoir revoir sa copie et a, dès hier, lancé une nouvelle série de négociations avec les partis politiques. Pour Abdelwahed El Heni, cette attitude ne fera que retarder un verdict inéluctable : «L'échec d'Essid à former un gouvernement. Je pense que la crise peut être désamorcée en allant devant le Parlement et en acceptant que son gouvernement soit rejeté, estime-t-il. Comme ça, on peut clairement considérer que Habib Essid a échoué dans sa mission et n'a pas réussi à faire les compromis nécessaires». Suite logique à ses propos : un nouveau chef de gouvernement devrait être nommé. Selon notre interlocuteur, le tort de Habib Essid, c'est qu'il «a choisi la solution de facilité, celle qui consistait à nommer des personnes qu'il connaissait et qui sont plus ou moins faciles à diriger ». Même constat du côté de Abdennaceur Laouini, pour qui la composition proposée par le chef du gouvernement désigné manque de gens charismatiques «capables de mener des réformes et de relever les défis». L'avocat estime en revanche que l'erreur de Habib Essid est de n'avoir pas fixé des objectifs clairs qui auraient pu rassembler autour de lui les composantes de l'échiquier politique. «Ce n'est pas parce qu'Ennahdha n'y est pas que l'on doit tout accepter, tout et n'importe quoi», conclut-il.