Leïla Toubel ne sait plus qui elle est... Elle a perdu la mémoire... Les mots s'enchevêtrent dans sa tête, se bousculent, se disputent, ils résonnent mais restent incongrus Seule sur scène, la comédienne s'approprie l'espace. Elle déroule le tapis rouge à la poésie, à la parodie, à la critique, à l'humour et même à la mort. Qu'est-elle donc dans ce monde où le soleil balaye la nuit, où l'on parle aux étoiles... Leïla Toubel ne s'en souvient pas... son nom, son prénom lui échappent... Elle a perdu son identité... à l'image du pays qui se cherche encore...La nuit est trop courte... Pourquoi laisse-t-elle l'aube se lever si tôt... Pourquoi les lendemains surviennent-ils vite... Elle le dit avec une belle poésie imagée... Dans ce monde où la réalité kidnappe le rêve. Dans le monde de Leïla Toubel, la folie, la certitude, la tristesse, la peur, le bonheur, l'amour... les essences de la vie jouent... Elles se bousculent et s'adonnent à une sorte de cache-cache et que le meilleur gagne... Mais la tristesse est trop grise, la peur est hésitante, la certitude sait tout et la folie est maîtresse des lieux... Folie des grandeurs... et d'amour ne cherche qu'à se cacher. La folie s'en va à sa recherche et lui crève les yeux... L'amour devient alors aveugle et la folie est son guide... Puis, sans crier gare, Leïla Toubel se lance dans un hommage des plus émouvants... «Levez-vous, nous dit-elle, levez-vous, une minute de silence», rien qu'une minute à la mémoire des martyrs. La comédienne parsème la scène de roses rouges. Ils sont morts pour nous sauver, nous dit-elle, au rythme d'une belle musique poignante. Une voix venant peut-être du ciel crie les noms des martyrs... Un à un... Ces soldats qui ont donné leur vie à leur patrie pour la délivrer du mal. Mais qui est-elle donc, qui est-elle, Leïla Toubel, elle ne se souvient plus. Elle a besoin de parler, de dire des mots... des phrases qui lui échappent. Et elle dit des mots crus en arabe dialectal, en français, peu importe la langue ou la manière de parler... Elle peut même agresser le spectateur... Mots forts exprimés avec ses tripes. Peu importe, il suffit seulement de trouver les mots pour le dire... L'actrice condamne... Il n'existe pas d'Islam modéré... Puis s'accroche à ses rêves, se balade parmi les étoiles. Soudain sur un rythme fort et lancinant, elle se lance dans une chorégraphie... Leïla Toubel danse la mort, l'oubli; elle danse la vie... Que veut dire être père ?... Elle l'ignore... Un crime l'a conduite dans le couloir de la mort... La comédienne est face à la mort... Et se remémore le passé... Nous avons voté en 2011 et nous avons perdu, et la Troïka est née... Elle est en train de traire une vache, se remplit les poches avec la bénédiction de deux autres partis au détriment d'un peuple malmené. Printemps arabe, dites-vous ? Bain de sang, oui... Fillettes spoliées de leur innocence au nom de la religion, femmes, hommes égorgés... Ils ont les mains tachées de sang. Leïla Toubel se soulève contre le terrorisme, l'extrémisme et la folie meurtrière. La scène est dans la pénombre, pas de décor. Notre artiste est le décor... Au milieu, un coffre ancien. Un halo de lumière laisse apparaître une femme gracieuse qui condamne les injustices. Haro sur ces gens qui ne savent même pas faire la queue devant un guichet. Pauvre Tunisien, les poubelles sont jetées dans les rues pêle-mêle... La tête de Leïla Toubel va éclater. Elle est remplie de phrases inachevées, qui se bousculent, elles cherchent la porte de sortie et trottinent dans sa tête... Puis, notre comédienne nous rappelle une période noire traversée par la Tunisie, où les droits ont été bafoués, grèves, contestations, identité perdue... Aussi, crie-t-elle, tout haut son amour pour une patrie qu'elle enlace passionnément chaque matin. Leïla Toubel va et vient sur scène habillée d'une robe blanche... Est-ce une robe de mariée? dit-elle... Le tout exécuté dans une gestuelle des plus sensuelles. Et puis, elle crie, cette robe ne m'appartient pas «éteignez les lumières», je veux m'en défaire... Elle apparaît alors resplendissante dans une robe rouge, couleur du sang, du drapeau tunisien ou peut-être de l'espoir... et puis, elle conte des histoires. Histoire de ces hommes saouls... qui sifflent des bières. Il y a aussi cet homme de bonne famille qui surprend sa femme dans les bras d'un autre. Mais il ne bronche pas, son éducation le lui interdit, il subit sans mot dire. Il y a aussi notre Tunisie, elle s'égare et perd de plus en plus son identité. Elle ne sait plus qui elle est, tout comme Leïla Toubel. Oui, qui sommes-nous donc, a-t-on trouvé le chemin qui mène vers la liberté. Nous sommes un balbutiement. Une Tunisie qui a vu des vertes et des pas mûres. On est ému. Leïla Toubel maudit les guerres, le terrorisme. Elle fait parler le bonheur qui se tait face à la tristesse, puis reprend le déçu inconscient et léger. Le pessimisme et l'optimisme sont là, entrés dans tout un chacun. Belle comme une déesse, Leïla Toubel se lance dans une chorégraphie pleine de grâce. Face au mur, elle s'exhibe sans retenue à travers des mouvements voluptueux. L'émotion bat son plein. Elle plane sur la salle au grand bonheur du spectateur. Ainsi, Solwen de Leïla Toubel est un spectacle des plus diversifiés, une véritable caverne d'Ali Baba. Divertissant et ô combien émouvant. Leïla Toubel s'est investie corps et âme dans ses personnages pour nous offrir un monodrame hors du commun, enfanté par le seul amour de la patrie... et qui se joue des choses de la vie. Seule, face au public, une et plurielle, notre artiste a dansé, a parlé dans un flot incœrcible de paroles. Elle s'est soulevée contre les injustices, elle a ridiculisé des politiques non sans humour et avec finesse, mais à travers des mots assez crus. Et tout au long du spectacle, elle n'a pas cessé de chercher son identité, la vraie... Qui est-elle, qui sommes-nous? Le pays a traversé une période dure et Leïla Toubel l'a pérennisée. Elle a joué contre l'oubli.