Par Kahena ABBES* Danser est un acte porteur de plusieurs significations; il peut être l'expression d'une festivité ou l'accomplissement d'un rituel, l'évocation d'un passé ancestral ou une expression corporelle artistique; il est tantôt collectif, tantôt individuel. La danse est une communication gestuelle qui dépasse, les possibilités du langage. Sa lecture est soumise à de multiples codes : artistiques, sociaux, spirituels, politiques, historiques. Pour l'interpréter, il fallait se référer à ses origines, son rapport à l'autre, avec l'espace qu'elle occupe, avec l'expression corporelle qu'elle dégage. Dans la danse du Harlem Shake, une scène prend naissance à travers la rencontre de plusieurs personnages, de toutes sortes, de toutes époques, de toutes cultures, libérant leurs gestes dans toutes les directions et les sens, en se déplaçant, courant, sautant. Chaque danseur porte un costume de son choix pour jouer le rôle du personnage qu'il désire incarner, il se déguise, en dansant au rythme d'une musique «techno» chaotique et émouvante. Les danseurs se rencontrent puis se séparent, sans aucun souci d'harmonie ou d'esthétique, sinon la volonté d'exprimer en toute liberté, un délire, une folie, tout en étant soi-même et un autre, en se situant dans un espace donné, avec l'impression d'être ailleurs. Sur le plan artistique, on peut dire qu'il s'agit d'une chorégraphie spontanée et instantanée, qui évolue d'elle-même, sans aucune orchestration préalable. Elle nous dit, tout simplement cette idée : «le monde est fou, la folie est partout, elle parle toutes les langues et porte tous les noms, prend plusieurs visages, se cache derrière plusieurs habits, elle possède nos corps, à travers une musique aux rythmes mécaniques». Le Harlem Shake est un défoulement collectif, sans spécificité culturelle, c'est une danse qui se veut universelle, au delà de toute recherche esthétique ou artistique. Elle est transgressive à plusieurs égards, elle ne se réfère ni à une langue, ni à une nation, ni à une histoire, ni à une esthétique, ni même à un personnage. Dans ce sens, elle est le refus de tous les stéréotypes, cadres, limites, qui nous figent dans un rôle, un espace, une identité. C'est une aspiration collective à une libération joyeuse, délirante, presque sans limites, une aspiration à l'universel sans l'exclusion des particularités, qu'elles soient individuelles ou culturelles. Suite à l'intervention de Monsieur le ministre de l'Education, Abdellatif Abid, pour ordonner une enquête à l'encontre de la directrice du lycée Imam Moslem, qui avait autorisé le show de cette danse aux élèves à l'intérieur de l'établissement, une vague de Harlem Shake a traversé nos lycées et facultés pour nous mettre en face d'une contestation non verbale de nos jeunes qui se sont révoltés contre le pouvoir en place, par l'expression gestuelle. Car les mots ont perdu leurs sens, des notions comme : religion et politique, violence et engagement, modernité et patrimoine, liberté et répression ont été utilisés par plusieurs acteurs politiques dans une confusion quasi totale, sans repères précis. Le discours officiel se caractérise par l'absence de toute perspective claire, d'un référent commun. Une ambiance favorisant le flou règne autour de la Constituante, le retour au passé est conçu comme le commencement de l'ère révolutionnaire, nos jeunes sentent que leur avenir risque d'être confisqué, personne ne peut prévoir ce que serait l'avenir de la Tunisie dans les prochaines décennies ? Face à cette situation, que revendiquent-ils au pouvoir en place ? La liberté, l'adhésion aux valeurs universelles, le refus du fanatisme et de la violence, la tolérance, l'ouverture à d'autres horizons et d'autres cultures. Au lieu de les condamner, en leur rappelant la loi définissant les limites entre le permis et l'interdit, nous aurions dû écouter leur message silencieux, noyé dans les rythmes d'une musique assourdissante. Observer leurs gestes qui partent dans tous les sens nous dire : «même si ce monde est fou, l'avenir appartiendra aux pacifistes non pas aux violents, ce pays s'est révolté dans la paix, et veut se reconstruire sans violence; alors, soyez tolérants et laissez nous, danser...laissez nous nous révolter contre la violence pour célébrer la joie de vivre.» * (avocate et écrivain)