«Il revient au Conseil supérieur de la magistrature de superviser toutes les institutions judiciaires», estime l'Association des magistrats tunisiens. «Mais qui contrôlera le pouvoir judiciaire ?», réplique l'Ordre national des avocats tunisiens. Regards croisés Les membres du conseil national de l'Association des magistrats tunisiens (AMT) se sont, au cours d'une réunion organisée le samedi 28 février, focalisés notamment sur le droit constitutionnel relatif à la création du Conseil supérieur de la magistrature (CSM). Les membres du conseil national de l'ATM ont insisté tout d'abord sur le respect des délais de la création du CSM et préviennent du danger des appels de certaines parties justifiant le non-respect de ces délais. Car la Constitution stipule que le CSM doit être créé et installé six mois après les élections législatives, soit le 27 avril 2015, conformément aux dispositions de la Constitution. Dans cette réunion, plusieurs points ont été soulevés, soit l'esprit de loi organique qui devrait prévaloir, la composition du CSM et la nécessité de respecter les délais de sa création. Pour en savoir plus sur les tenants et aboutissants de la création du CSM et du projet de loi organique élaboré par une commission technique du ministère de la Justice, nous avons donné la parole à Rawdha Karafi, présidente de l'AMT, et à Ameur Meherzi, président de la section régionale des avocats de Tunis, l'Ordre national des avocats ayant contesté le projet de loi du CSM, souhaitant apporter des propositions sur la composition et les règles qui garantissent son indépendance. Evoquant l'esprit de cette loi organique, Rawdha Karafi insiste sur le fait qu'«elle doit refléter les nouveaux choix d'un système politique de séparation des pouvoirs avec des attributions larges au CSM qui ne devrait pas se limiter à être un organe de mutation et de promotion des magistrats, mais un organe constitutionnel, selon l'article 114. Ses attributions générales étant de superviser et de garantir le bon fonctionnement de la justice et le respect de son indépendance loin de toute instrumentalisation politique et/ou conflit d'intérêt. Nous avons, donc, demandé que le CSM supervise toutes les institutions judiciaires ainsi que l'administration des tribunaux qui est demeurée, jusqu'ici, une attribution de l'exécutif. Or, selon les standards internationaux, un procès équitable suppose que tout l'entourage du magistrat soit neutre et pas seulement que le justiciable soit jugé par un tribunal indépendant. L'objectif est, ainsi, de séparer le pouvoir judiciaire de l'exécutif, car c'est par le biais de l'administration des tribunaux que l'exécutif peut s'immiscer dans les affaires du pouvoir judiciaire et influencer, ainsi, les jugements et même les orienter. C'est pourquoi l'administration doit relever du CSM et non pas du ministère de la Justice et du Premier ministère». Cela pour l'esprit de la loi souhaité par l'ATM. D'autre part, le conseil national de l'ATM a appelé le ministre de la Justice à publier les résultats des travaux de la commission technique ayant élaboré le projet de loi portant création du CSM d'autant que toutes les parties concernées, soit l'AMT, le Syndicat des magistrats tunisiens et l'Ordre national des avocats tunisiens (l'Onat) ont été écoutées. L'AMT a également souhaité le respect du processus de consultation et de la publication des propositions de la commission avant son examen par le Conseil des ministres. Rawdha Karafi affirme également que «le projet de la commission est, aux yeux des magistrats, un Smig qui devrait être révisé à la hausse et jamais à la baisse». Tout en insistant sur le fait que «les magistrats, lors de la tenue du conseil national, ont exprimé leur détermination à entamer toutes sortes d'actions militantes pour que la conception de cette loi reflète les nouveaux choix de la séparation des pouvoirs entre l'exécutif et le législatif». Le CSM a déposé une proposition de loi le 27 février 2015 à l'ARP et compte organiser une journée médiatique sur le projet de loi portant création du CSM. En principe, la commission de la législation de l'APR devrait plancher sur ce projet de loi dès son dépôt par le gouvernement, ainsi que le dépôt des propositions de l'AMT. Cela afin de le finaliser et de le présenter à la plénière de l'ARP. Le pouvoir des juges ! Concernant la composition du CSM, l'Ordre national des avocats tunisiens reproche, selon Ameur Meherzi, la non-représentation des avocats au sein du futur CSM. Mieux, il estime que le projet de la loi organique du CSM doit être révisé, car il ne comporte aucun contrôle sur le pouvoir judiciaire qui supervise tout et que personne ne surveille». Et d'ajouter : «Nous demandons à ce que le magistrat soit sanctionné quand il commet des erreurs». Ce à quoi Rawdha Karafi répond : «Les évaluations faites par certains du projet de loi proposé par la commission technique, lui reprochant notamment d'ancrer le pouvoir des juges, sont tout simplement erronées. Car la composition du CSM respecte les standars internationaux puisqu'elle intègre aussi bien des magistrats, les 2/3, élus mais aussi des non-magistrats, soit des indépendants et des spécialistes, soit le tiers restant qui doit être, selon nous, élu par l'ARP. Cette composition mixte est une première dans l'histoire du pays et de la justice tunisienne. Voilà qui consacre la transparence, le pluralisme et la démocratisation du système judiciaire. En outre, les avocats peuvent être représentés à travers le 1/3 des spécialistes qui peuvent être à la fois juristes et avocats, cela afin d'éviter tout problème de conflit d'intérêt qui touche à l'indépendance de la justice et aux droits des justiciables. Aussi la composition du CSM devrait être conforme aux dispositions de la Constitution et aux standards internationaux loin de toute instrumentalisation ou politisation de la justice». Et d'ajouter : «De par la composition, le CSM ne contrôle pas tout car il est ouvert, pluraliste et fonctionnera selon les principes de la neutralité et de la transparence. De plus, chaque année, le CSM est tenu d'élaborer un rapport annuel sur ces activités. Ce rapport est présenté aux présidences de la République, de l'ARP et au chef du gouvernement et sera discuté, en plénière, à l'ARP. Tout citoyen aura le droit de contrôler les activités du CSM aux plans éthique et déontologique ainsi que concernant les violations qui peuvent être commises par les magistrats. Le CSM ne peut être, donc, un organe au-dessus des lois ou incontrôlable eu égard au 1/3 des non-magistrats qui le compose et du fait qu'il doit rendre des comptes devant l'ARP». Enfin, le conseil national de l'AMT a proposé qu'outre les attributions de mutation, de promotion et de recrutement que l'inspection judiciaire et de l'administration des tribunaux, lui soit également attribué, ce qui exige la consécration d'un chapitre dans la loi budgétaire octroyant un budget spécifique au CSM afin de garantir le bon fonctionnement de la justice et son indépendance. Concernant les élections, étant donné que le système électoral proposé par la commission technique du ministère de la Justice est très complexe, l'AMT propose que les élections soient organisées dans un premier temps par l'Isie qui est déjà fonctionnelle, tandis que pour les prochaines années c'est le CSM qui s'en occupera». De son côté, ameur Meherzi considère que «le projet de loi de la commission technique portant création du CSM n'est qu'un "draft" (brouillon); le ministère de la Justice ayant accepté de revoir sa copie sur la base de nouvelles propositions qui seront présentées par l'Onat». Mais l'AMT juge que le ministère de la Justice a déjà consulté l'Onat, Rawdha Karafi est catégorique : «L'Onat a non seulement présenté ses remarques et commentaires auprès de la commission technique mais a été, également, déjà consulté afin de faire ses propositions d'amendements et de révision du projet à ce que nous sachons. Alors pourquoi ces contestations ?». Concernant, au final, l'appel en faveur de la représentation des juges militaires au CSM par le procureur général de la Cour d'appel militaire Walid Bounenni, Raoudha Karafi estime que «c'est tout le statut des magistrats militaires qui doit être révisé. Car, selon le chapitre 5 de l'article 112 de la Constitution, la composition du CSM n'a prévu que trois conseils : les conseils de la magistrature judiciaire, administrative et financière, tandis que le conseil militaire n'a pas été prévu. C'est pourquoi il faudrait réviser l'organisation des tribunaux militaires et opter pour un système judiciaire civil unifié garantissant l'indépendance et la transparence de la justice».