Une soirée comme il en manque, hélas, de plus en plus, dans nos festivals. Qu'importait le genre, qu'importait que l'on s'y connaisse ou pas. Une soirée de grande musique, venue peut-être à point, pour nous rappeler au retard que nous prenons par rapport, non seulement à l'art musical de haut niveau, mais aussi souvent par rapport à l'art musical tout court. Des affiches tunisiennes qui plus est. Ce qui enfonçait, pour ainsi dire, le clou. Trois quartets de jazz et trois solistes qui ont forgé leur talent et leur parcours hors de nos frontières. Trois pointures : deux grosses promesses, transfuges des plus grandes écoles d'Europe et d'Amérique, Wajdi Cherif (piano) et Yassine Boularès (saxo) et un maître pianiste, jazzman de renommée mondiale, Moncef Gennoud. Que n'a-t-on eu écho déjà de ces artistes hors norme ? Que ne les a-t-on fait précéder par une publicité digne de leur niveau et de leur audience ? Mystère et regret. Mystère parce qu'à l'origine leur programmateur était un musicien avisé. Laisser de tels artistes se produire devant des gradins quasiment vides était pour le moins une négligence. Regret parce que si on avait pris le soin de le faire, le grand public, ce large public submergé de concerts de seconde facture, conditionné comme jamais par la fausse auréole des pseudo chanteurs aurait sans doute pris conscience (enfin !) de ce que sont les justes valeurs, références et hiérarchies musicales. Nos écoutes vivent malheureusement dans une confusion sonore généralisée. Comme il eût été propice, surtout utile, de les réhabiliter (de les «nettoyer») à l'occasion. Eveil et abandon à la fois Le jazz a ses spécialistes et nombre d'accrocs dans notre pays. A défaut d'en être, on s'est confié vendredi au plaisir et à la sensation purs de la musique. Et cela aura suffi à notre bonheur, et au bonheur (ce nous a semblé le cas) de ceux qui ont eu la très bonne idée de faire le déplacement. Du bonheur, que du bonheur en effet, avec d'entrée, Wajdi Cherif et son trio (guitare, guitare basse, batterie). Deux morceaux personnels d'un album sorti en 2009 à Tunis, et le classique Night in Tunisia de Dizzy Gillespie, dont on a retenu ceci : que le jazz tire sa séduction universelle de sa nature foncièrement créative. Si l'on a bien compris, pas de gros développements mélodiques, pas de «dépendance» par rapport à la cadence (qaflâ) coutumière de la musique arabe, mais essentiellement un modèle musical construit autour de motifs de base (des «rampes de lancement») et de variations solistes. L'effet est saisissant: à la récurrence des motifs se mêlent «les déambulations» instrumentales sur fond de rythmes à intensité variable. On ne s'émeut pas outre mesure comme à l'écoute des mélodies orientales, mais on est assailli d'images, on a l'esprit accroché à ces enchaînements de notes toujours en suspens, à ces tempos alternatifs. Ecouter du jazz c'est un exercice de l'âme et du cerveau. Eveil et abondon à la fois. C'est dire. Gennoud : la veine des grands Après Wajdi Chérif, on attendait Yassine Boularès. Inversion de dernière minute, c'est le quartet de Moncef Gennoud qui fit son entrée. Normalement, Moncef Gennoud, affiche principale, devait clore le concert. Les organisateurs affirment que ce fut son choix. Si cela n'a pas profité au si talentueux saxophoniste qu'est Yassine Boularès, évidemment que oui. Le passage de Moncef Gennoud a été transcendant, une prestation d'une telle maîtrise, à une telle hauteur, d'une telle richesse et d'une telle c réativité qu'il n'était presque plus possible de retenir quoi que ce soit dans son sillage. Caprice de maître ? A coup sûr on aurait pu s'en passer. Mais on pardonne tout au génie, franchement, il ne nous souvient pas d'avoir entendu pareil jusque là à «Carthage». Et peut-être encore depuis bien des saisons. Admirable en tous points, Moncef Gennoud, ce vendredi. Au piano : une technique ahurissante. A l'impro : un envol. Dans les compositions : du phrasé sublime qui rappelait de près, aux musiques légendaires de Bill Evans, Dee Dee Bridgewater, Keith Jarret, Oscar Paterson et autres. Un moment unique : le morceau It's You, dédié à son épouse. L'harmonie parfaite à même les timbres, les relais de l'harmonica (Grégoire Maret), de la guitare basse (James Cammak), de la batterie (E.J. Striekland). Sur ces cimes-là, on l'a souvent répété, les mots ne signifient rien. On y reviendra. Il le faut.