Nous célébrons cette année la journée du 3 mai, consacrée depuis 1993 par l'Unesco à la liberté de la presse et au rappel de ses principes fondamentaux, dans une ambiance de deuil. La perte, malheureusement plus que probable, de nos confrères Soufiène Chourabi et Nadhir Ktari, kidnappés en Libye en septembre 2014, plonge la profession dans la détresse « L'information n'est pas un crime » est le slogan qui a accompagné des mois durant la campagne de sensibilisation engagée par First TV, la chaîne de télé privée où travaillaient le blogueur et journaliste d'investigation Soufiène Chourabi et le caméraman, Nadhir Ktari dans l'espoir de les libérer. Curieux, audacieux et intrépides, comme ne peuvent l'être que les meilleurs parmi les journalistes, ils étaient partis en automne dernier en Libye pour réaliser une série de reportages sur les enjeux des frontières tuniso-libyennes. Mais très vite, ils sont tous deux pris en otage par une milice jihadiste proche de Daech basée près de la région d'Ajedabiya dans l'est d'un pays livré au chaos sécuritaire depuis l'année 2011. Parce que les journalistes ne sont pas des criminels, la pire des injustices consiste à les exécuter alors qu'ils accomplissent leur métier lors de la couverture des zones à risque. Des no man's land où ils incarnent les seuls témoins oculaires de lieux où personne n'ose plus pénétrer. La perte de Soufiène et de Nadhir, confirmée par les autorités libyennes le 27 avril dernier, plonge cette année la célébration en Tunisie du 3 mai toute une profession dans le deuil et dans la conscience de la grande vulnérabilité de ce quatrième pouvoir. Un quatrième pouvoir qui, dans une Tunisie en transition démocratique, cherche encore ses marques dans « un climat où coexistent toujours deux univers mentaux complètement contradictoires, le premier reste toujours lié au passé autoritaire et le second cherche à s'inscrire dans de nouveaux schèmes de représentation nés des changements révolutionnaires du 14 janvier 2011», explique le politologue et professeur à l'Institut de presse et des sciences de l'information Larbi Chouikha, auteur d'un excellent ouvrage récent sur les médias tunisiens*. Des projets de lois liberticides « Au nom de la lutte contre le terrorisme, les autorités cherchent-elles à limiter la liberté d'expression ? », s'interrogent la plupart des organisations qui militent en Tunisie pour une presse professionnelle mais également déliée de la peur et de la censure. Cette inquiétude réveille les vieux démons d'un passé autoritaire, lorsque la stratégie de l'ex-président Ben Ali pour faire taire toutes les voix de l'islam politique a entraîné tant le musellement des diverses fractions de l'opposition de gauche que le verrouillage de tous les organes de presse publics et privés. Le projet de loi de lutte contre le terrorisme et le blanchiment d'argent et le projet de loi sur la répression des atteintes contre les forces armées déposés à l'Assemblée des représentants du peuple (ARP) ces dernières semaines « incarnent une véritable menace pour la mise en place d'un paysage médiatique libre, pluraliste et indépendant, notamment lors de la couverture d'événements d'actualité liés à la lutte contre le terrorisme », alertent dans un communiqué conjoint publié le 30 avril dernier un groupe d'organisations, dont Reporters sans frontières, Article 19, l'Association Vigilance, le Centre de Tunis pour la liberté de la presse et la Fédération internationale des ligues des droits de l'Homme. Le projet de loi de lutte contre le terrorisme évoque, lui, dans son article 30 l'infraction « d'apologie du terrorisme » définie d'une façon large, ouverte à toutes interprétations, y compris celles pouvant réduire le champ d'investigation et d'opinion des journalistes. Ainsi que leur critique à l'égard de la stratégie gouvernementale en matière de combat contre les groupes jihadistes. La protection des sources étant une valeur déontologique sacrée pour les professionnels de l'information, les articles 35 et 36 du projet de loi font peser des menaces sérieuses sur le droit des journalistes à protéger la confidentialité de leurs sources. Article 19 est catégorique : « La loi devrait être amendée pour prévoir que le secret des sources ne peut être renversé que par une décision d'un tribunal et uniquement dans les cas où un intérêt public prépondérant l'exige », insiste l'organisation. D'autre part, le projet de loi relatif à la répression des atteintes contre les forces armées prévoit des peines lourdes pour « outrage » aux forces de sécurité. Son article 12 notamment ouvre la voie à une répression généralisée de toute opinion critique à leur égard. Un texte jugé liberticide par le Syndicat national des journalistes tunisiens (Snjt) et même... par les syndicats des forces de sécurité. Ce projet risque sérieusement d'inciter les journalistes à réactiver leurs réflexes de la censure et de l'autocensure. « Il ne faudrait pas que la gravité de la situation actuelle du pays nous pousse à renoncer aux valeurs sacrées de la liberté d'expression et de l'accès à l'information », soutient Larbi Chouikha. Des agressions et des poursuites judiciaires Depuis le début de l'année 2015, plus de 30 agressions ont été commises contre des journalistes couvrant notamment des manifestations. Selon le Centre de Tunis pour la liberté de la presse : « Les agents des forces de l'ordre en sont souvent les premiers responsables ». Plus grave encore, plusieurs condamnations ainsi que l'ouverture de poursuites ont été constatées contre des blogueurs et des journalistes. En janvier, le blogueur Yassine Ayari a été condamné par un tribunal militaire sur la base du code de justice militaire à une peine de six mois de prison ferme, suite à la publication de commentaires contre la grande muette sur son compte Facebook. Le blogueur a bénéficié d'une libération conditionnelle, le 16 avril 2015. Le 30 avril dernier, le correspondant à Nabeul de Nessma TV et de Shems FM a été arrêté et transféré au Tribunal de première instance de Tunis sur ordre du procureur de la République. Pour avoir déclaré sur Nessma le 29 mars dernier que selon des sources sécuritaires trois individus dont l'un armé de kalachinkov ont agressé un bus, il a été accusé selon l'article 121 du Code pénal de « publication de fausses nouvelles pouvant perturber la quiétude de l'ordre public ». Le journaliste a été libéré. « Mais pourquoi cette précipitation qui imprègne la réaction du parquet quand il s'agit de mettre sous les verrous les acteurs de l'information ? Alors que la séquestration en Lybie de Soufiène et de Nadhir semblait le dernier souci des autorités tunisiennes ?», s'interroge Néji Bghouri, président du Snjt. Incarcération des journalistes : une procédure hors-la-loi Pourquoi les juger en référence à ce fameux article 121 promulgué au temps de la dictature et non pas selon la loi spéciale, beaucoup plus libérale, qui s'applique aux journalistes, à savoir le nouveau Code de la presse (le décret 115 du mois de novembre 2011) ? Il n'y est nullement question de peines d'emprisonnement. Quand la gravité des sanctions dépasse celle des faits, parfois relayés dans l'urgence et donc passibles d'erreurs —mais qu'il est nécessaire de rectifier— il est légitime de s'interroger sur les rapports toujours conflictuels qu'entretient le pouvoir avec la presse, et ce, depuis la mise en place du premier gouvernement de la Troïka en décembre 2011. « D'autres tentatives m'inquiètent, celles-là liées à l'interférence des pouvoirs publics pour imposer une ligne aux médias publics, particulièrement les médias audiovisuels », ajoute Larbi Chouikha. La lutte pour défendre les droits et les libertés, dont le droit à l'information et à l'expression, acquis à la faveur de la révolution du 17 décembre-14 janvier continue même si ceux-ci ont été intégrés dans la Constitution du 27 janvier 2014. Seule une presse professionnelle et soucieuse de déontologie et des journalistes vigilants et responsables peuvent s'insurger comme la plus efficace des sentinelles dans cette bataille au long cours... * Larbi Chouikha : « La difficile transformation des médias. Des séquelles de l'étatisation aux aléas de la transition », Tunis, 2015, 115 pages. Ouvrage publié avec le concours de la Coalition civile pour la défense de la liberté d'expression et l'International media support.