Dire que j'ai trouvé du plaisir à lire l'ouvrage édité par Jeune Afrique à l'occasion de son cinquantenaire (*) est un euphémisme. Je l'ai dévoré d'une traite. Que de souvenirs surgis, que d'images jaillies de ces 287 pages transformées en autant de madeleines de Proust! Des textes et des illustrations qui me renvoient à chaque fois à des pans entiers de ma vie : les premiers pas du jeune Etat tunisien ; la désignation de Bourguiba à la présidence du conseil (Premier ministre) ; la proclamation de la république; la guerre d'Algérie qui a tant marqué ma génération avec ses figures de proue, «Ben Bella et ses compagnons», comme on disait alors, victimes du premier détournement d'avion de l'histoire, Ferhat Abbas, Krim Belkacem qui a pris le maquis cinq ans avant le déclenchement de la révolution, mais qui sera assassiné par ses anciens frères d'armes quelques années plus tard en Allemagne; Le retour de De Gaulle aux affaires après une traversée du désert qui a duré onze ans ; la décolonisation ; le Congo de Lumumba, assassiné par son chef d'état-major, un certain Mobutu ; la sécession du Katanga, mais aussi les 3 000 Casques bleus tunisiens, placés sous le commandement du colonel Lasmar Bouzaïane, dépêchés en 1961 pour assurer l'ordre dans ce pays de 2,5 millions de km2 ; la guerre de Bizerte dont on s'interroge jusqu'à aujourd'hui sur le bien-fondé ; la tentative de coup d'Etat de Skhirat qui a failli sonner le glas de la monarchie marocaine; la guerre civile du Liban avec ses seigneurs de la guerre, les Béchir Jemayel, Soleiman Frangié, Kamel Joumblatt ; la révolution libyenne et ses officiers libres qui avait suscité tant d'espoirs. Des noms de personnages hors du commun défilent : Bourguiba, bien sûr, Mendès-France, l'homme qui a fait la paix en Indochine et en Tunisie, Dag Hammarskjoëld, le secrétaire général de l'ONU, humilié par les paras français lors de sa visite à Bizerte quelques jours après le cessez-le-feu en juillet 1961, Yasser Arafat, Senghor, Houphouët-Boigny, Nasser, Hassan II, Chou en Lai, Nehru, Kennedy, Frantz Fanon, le héraut de la décolonisation et l'auteur des Damnés de la terre, le vade-mecum des jeunes des années 60, mais aussi des artistes comme la toute jeune Claudia Cardinale, héroïne du premier film tunisien, Goha, au côté d'un certain Omar Sharif, Myriam Makeba. Béchir Ben Yahmed a raison de le rappeler : cette revue a vu le jour en 1960, il y a plus d'un demi-siècle. Depuis, il est toujours à la barre en tant que directeur et principal actionnaire. Modeste, BBY affirme qu'il le doit aux circonstances plutôt qu'à ses mérites. Pourtant, des mérites il en a. D'avoir tenu tête à Bourguiba qui, tout grand homme qu'il était, n'avait rien d'un démocrate. Au moins à deux reprises, il a eu maille à partir avec lui : en 1958, lorsque, à l'occasion du procès contre Tahar Ben Ammar, pour «recel de bijoux appartenant à la famille beylicale». Ben Yahmed a osé qualifier le procès de « mauvaise querelle» et a pris fait et cause pour l'ancien président du conseil qui avait signé le protocole d'indépendance. La revue dut même se saborder pour reparaître deux ans plus tard sous le nom d'Afrique Action. Le deuxième clash avec Bourguiba aura lieu en septembre 1961, deux mois après les évènements de Bizerte. L'article incriminé, intitulé «Le pouvoir personnel», était non signé, mais on pense qu'il a été rédigé par Béchir Ben Yahmed et Mohamed Masmoudi, alors ministre de Bourguiba. Un article-culte qui a bien mérité de figurer dans cet ouvrage. Soixante ans après, les critiques qu'il contient nous paraissent bien timorées. Mais il faut se mettre dans le contexte de l'époque pour en mesurer l'importance. Critiquer Bourguiba relevait presque du sacrilège. Une phrase donne le ton de l'article : «En Tunisie, y lit-on, Bourguiba a dit devant l'Assemblée le jour même où la monarchie a été éliminée : je peux si je le voulais instaurer en ma faveur une monarchie et la transmettre. Je préfère la république. C'est vrai, aujourd'hui, il détient en droit et en fait plus de pouvoirs que n'en avaient le bey et le résident général réunis». On ne s'en prend pas impunément au « combattant suprême » et au mythe de l'infaillibilité dont il s'entourait. Pendant un demi-siècle, Béchir Ben Yahmed a su faire de Jeune Afrique la revue de référence du continent africain. Comme il l'écrit dans sa présentation, il lui reste «à passer le test qui sera pour lui la transition de ma génération –celle du fondateur- ou les suivantes et en fait celle d'un siècle à l'autre», étant entendu que Jeune Afrique, aux yeux du père fondateur, «doit rester entre des mains principalement africaines». On ne sait s'il faut craindre le vide ou le trop-loin. Hédi Béhi (*) Jeune Afrique, 50 ans, une histoire de l'Afrique Editions de La Martinière, 288 pages, 80 DT Tags : Jeune Afrique Bechir Ben Yahmed Mohamed Masmoudi Bourguiba Mendès-France Ben Bella Ferhat Abbas Krim Belkacem