Parti du métal et de la fusion dub-reggae, le bassiste et compositeur tunisien explore un univers musical entre Orient et Occident. Comme beaucoup, il a ce pressentiment : le monde après la pandémie du Covid-19 ne sera plus le même. Lui, c'est le compositeur et bassiste tunisien Slim Abida. Il voit dans ce virus qui provoque le « déluge » sur la planète un avertissement. « Cela montre combien l'être humain est vulnérable. » De quoi remettre en question son mode de vie, de redéfinir ses priorités. Comme cette course vaine après l'argent, après « l'avoir », alors qu'il faut profiter pleinement de la vie, des moments avec nos proches… Peut-être observera-t-on des changements géopolitiques, économiques et sociaux intéressants au sein des puissances mondiales, comme la chute du néo-libéralisme », confie-t-il. Dans cette période de confinement, l'artiste recommande en prescription culturelle deux œuvres célèbres abordant le totalitarisme ou l'enfermement : le roman d'anticipation 1984 de George Orwell, et le film The Wall d'Alan Parker, réalisé d'après l'album éponyme des Pink Floyd. Du métal au jazz Pour prendre une bouffée d'oxygène, on peut aussi se brancher sur les ondes positives de ses Fréquences basses, son premier album solo sorti le 22 mars. Un jazz métis et lumineux, étoffé de rythmiques enlevées (batterie, derbouka...), de belles mélodies entêtantes développées par chaque instrument, de la flûte aux cuivres en passant bien sûr par la basse, placée ici lead et non pas seulement accompagnante. Slim Abida défend la « liberté d'expression » du jazz, musique hybride, ouverte, nourrie de multiples influences qu'elle accueille toujours en son sein pour se réinventer. Cette quintessence plurielle va bien à ce musicien curieux qui a navigué entre le métal, le reggae, le gnawa. Il agrège les différentes esthétiques de façon intuitive. « J'ai une soif d'apprendre, je ne me pose aucune limite. Je vise à fusionner les musiques, créer une interaction. Quand je compose, je ne pense pas à un style en particulier. Mon seul critère : la qualité. » Un parcours dans la scène alternative tunisienne Comme les chanteuses Emel Mathlouthi ou Badiaâ Bouhrizi (alias Neyssatou, avec qui il a enregistré un album), il a fait partie des artistes précurseurs de la scène alternative tunisienne, engagés à travers leur musique contre le régime de Ben Ali jusqu'à sa chute en 2011. Né en 1980, il a grandi entre Sfax et Tunis, puis dans le quartier le Kram en banlieue nord de la capitale, au sein d'une famille d'intellectuels. Sa mère institutrice, féministe, lui transmet les valeurs d'égalité entre les sexes, notamment dans l'attribution des tâches ménagères. Son père, professeur de langue arabe et d'histoire-géo, principal dans un lycée, est syndicaliste et combat la corruption dans l'administration. « Il m'a appris à être intègre, à assumer mes opinions, quitte à ne pas se faire que des amis. » À 16 ans, il apprend la basse, développant sa technique en autodidacte, car à l'époque, les professeurs de cet instrument se font rares. Il joue d'abord au sein d'un groupe de hard-rock, puis en 2002, il cofonde Melmoth, premier groupe de métal tunisien à s'exporter à l'étranger, dans des festivals en Algérie et au Maroc. « Nous organisions tout par nous-mêmes : trouver un local de répétition, des dates de concerts. Il n'y avait pas d'aide publique pour la scène métal. Ce n'était pas le bon style à choisir pour faire carrière ! [rires] Mais j'aime l'énergie virile de cette musique, forte en sentiments, en émotions, qui traite aussi des problèmes de société comme le racisme, les violences conjugales, le désastre écologique. » En 2006, il fait partie de Gultrah Sound System, groupe de fusion reggae, dub et gnawa. Puis il crée le groupe Jazz Oil en 2008, rencontre entre le jazz et les musiques traditionnelles, travaillant actuellement à leur deuxième album avec le joueur de qanoun (cithare sur table) Nidhal Jaoua. Un regard à part sur la vie Clin d'œil à son instrument de prédilection, le titre de son disque Fréquences Basses est également une métaphore des émotions, sentiments, questionnements, expériences qui émettent leur qualité vibratoire à l'intérieur de nous. « Tout ce que l'on ressent mais qu'on ne voit pas, qu'on ne peut pas toucher, telles les fréquences basses qui font vibrer notre corps lors d'un concert. » Pour cette œuvre instrumentale (excepté Road où le poète Anis Chouchene déclame ses vers), Slim Abida tient à témoigner, dans le livret du disque, l'inspiration à l'origine de chaque titre. Des questions à la fois intimes, philosophiques, sociétales, des sentiments qu'il fallait parfois « sortir de la tête et du coeur, pour me soulager, me délivrer d'un fardeau. » Ainsi, Amazigh, peuple berbère d'Afrique du Nord, signifie « homme libre », rappelle-t-il. Un morceau « coup de gueule » en réaction à la circulation des personnes dans le monde, profondément injuste, réservée à certaines populations, excluant d'autres. « Or on a tous le droit d'accéder au monde, de découvrir d'autres cultures, de rencontrer des personnes. » Avec Khomssa, porté par des rythmes de transe – « l'âme du patrimoine musical tunisien », l'artiste désormais installé à Paris rend hommage à cette croyance ancestrale de son pays d'origine : la main de Fatma protectrice du mauvais œil. « J'y crois. C'est bien de se préserver des énergies négatives, on ne sait jamais ! » The Chicken revisite le maître bassiste feu Jaco Pastorius, qui a révolutionné l'instrument. « Il a modernisé la basse, l'a sorti des cadres classiques. C'est une icône. Son jeu, son approche m'inspirent beaucoup », témoigne celui qui cite également le Camerounais Richard Bona parmi ses modèles. « Amoureux de son pays, il a mélangé sa culture africaine avec le jazz, il a réussi à se faire connaître en chantant dans sa langue natale. » Exit convoque l'espoir d'avancées pour la société tunisienne. Inspiré par la période postrévolutionnaire, Slim Abida critique les gouvernements successifs, qui n'ont pas su apporter de réponses aux problèmes sociaux et économiques. Le chômage très élevé, le surendettement du pays, notamment, demeurent. « Mais on a réussi un cap : on n'a plus peur de parler, de s'exprimer, de dire non. » Lui qui se demande à quel point on choisit sa route clôture l'album avec Road. Croit-il au libre arbitre ? « Oui, c'est à nous de tracer notre chemin, pour réaliser nos rêves, même les plus modestes. À nous de décider si l'on se soumet aux contraintes et obligations imposées, ou si l'on choisit la liberté. »