En 2017, Leïla Sebbar publie un livre magnifique et dérangeant « L'Orient est rouge ». C'est un recueil de nouvelles sur fond de djihad, d'intégrisme ambigu, de séductions et de déceptions, de violence et de mort, douze nouvelles qui racontent l'insoutenable. C'est un livre choc, violent en émotions et en ressentis, car il explique les facteurs ayant amené des personnes à devenir terroristes et à renier l'être humain. Ces 11 nouvelles nous donnent à voir un Orient souffrant du poids de l'extrémisme religieux. Pour beaucoup parmi les chroniqueurs, ce recueil est un avertissement salutaire. Ce recueil traitait de fugues en Orient, et en fait, il s'organise en deux versants. Dans le premier, introduit par une prédication enflammée contre les odalisques de Delacroix (les Femmes d'Alger), appel exalté au meurtre et à la destruction de l'œuvre, dénonciation hystérique de l'art, du bonheur et de la femme, six nouvelles se placent effectivement du côté de ceux (et plus souvent celles) qui sont séduits par l'appel, et donc plutôt dans le monde occidental. Sur un thème sulfureux, l'engagement de toute une jeunesse pour le djihad, ce sont des récits tout en tendresse. Une tendresse à la Sebbar, bien sûr, bourrue, incisive, comme le style de ces textes, avec des phrases elliptique et des conclusions évasives, mais une immense tendresse pour ces filles brillantes, rêveuses, malheureuse, engagées, folles, bernées ou pour ces humbles mères aimantes et dépassées « Les jumelles, bergères savantes et folles ». Puis, après l'histoire d'une jeune femme muette, séquestrée en elle-même, qui se libère pendant le « printemps » de Tunis, le regard se déplace vers l'Orient et les quatre dernières nouvelles ne parlent plus du sacrifice romanesque de cette jeunesse enflammée, mais, avec une écriture plus souple, plus foisonnante, de la réalité de ces terres tragiques, de la fuite des chrétiens, guidés par des prêtres aussi intransigeants (ou presque) que ceux d'en face, des enfants sans mère, bâtards de chefs de guerre qui se baptisent émirs, des guerrières kurdes, des poètes assassinés, des jeunes prisonnière sous leurs voiles noirs, « esclaves sans nom, sans famille, sans maison, pas d'ancêtres, pas de descendants, des bêtes qui avaient la forme de femmes avec ce qu'il fallait pour le plaisir des guerriers, chaque soir, chaque nuit et plusieurs fois jusqu'à l'aube » et de Palmyre, champ de ruine. A mes yeux, le récit le plus emblématique, dans cette seconde partie, est celui du simple désespoir de « L'homme qui pleure » d'avoir dû s'enfuir en abandonnant sa vieille mère, trop âgée pour supporter le voyage : « Ma mère, je l'ai tuée ». Sous la tendresse, une dénonciation de silex. Ne rêvez pas, jeunes filles, l'Orient est vraiment rouge, rouge sang ! Leïla Sebbar, écrivaine de la mixité Elle est née en 1941, à Aflou, en Algérie. Son père est algérien et sa mère française. Tous deux étaient instituteurs. Leïla Sebbar dit d'elle-même qu'elle est « née d'un enlèvement d'amour ». Etre des deux bords et se trouver constamment à la marge, il n'est donc pas étonnant que sa plume parle d'exil et des complexités sociales sur les deux rives de la Méditerranée. Etudiante en Lettres modernes à Aix-en-Provence puis à La Sorbonne, elle publie en 1974 sa thèse de troisième cycle, Le Mythe du bon nègre dans la littérature du XVIIIe siècle. Elle est ensuite professeur de Lettres à Paris, tout en se consacrant à l'écriture. Elle est l'auteur d'essais, de carnets de voyage, de récits, de critiques littéraires, de recueils de textes inédits, de nouvelles et de romans. Son œuvre est centrée sur l'exil, les relations Orient/Occident avec en toile de fond l'Algérie, métaphore de l'Orient et la France, métaphore de l'Occident, sur l'éducation des filles, les violences contre les petites filles, avant d'accéder à la fiction grâce à un travail de réflexion avec d'autres femmes. Quelques titres pour se faire une idée. En 1978, elle publie On tue les petites filles ; en 1980 Le Pédophile et la Maman ; en 1986 Lettres parisiennes, Autopsie de l'exil, avec Nancy Huston, Bernard Barrault. Leïla Sebbar refuse le mot «déracinement», pour qualifier son cas personnel et son œuvre d'écrivain. Elle dit préférer le mot «déplacement». Il n'empêche que c'est un déplacement qui comporte des silences et des manques pouvant se montrer cruels. Femme, partagée entre colonisés et colonisateurs, c'est-à-dire vivant directement le système colonial qui est centré sur la négation de l'autre, la négation donc d'une partie d'elle-même, son écriture ne pouvait ignorer les transgressions et les violences soigneusement dissimulées derrière les décors convenables de l'histoire officielle. Surtout des violences symboliques comme l'effacement ou la mise au second plan d'une langue. En 2003, Leïla Sebbar publie un livre autobiographique Je ne parle pas la langue de mon père. L'arabe comme un chant secret. Extraits du livre (L'Orient est rouge) « Je ne voulais pas qu'elle souffre, elle est si vieille, elle refusait de quitter sa maison, elle a dit qu'on la laisse. Mourir en terre étrangère, non. Mourir dans la langue de l'ennemi, non. Ma mère n'a pas voulu que je la porte sur mon dos. « Je ne suis plus une enfant. Va mon fils, va. Quitte l'enfer pour un autre enfer » Je l'ai tuée. J'ai tué ma mère. Elle était si faible. Je l'ai abandonnée, seule dans sa maison aux volets bleus. Ce bleu si beau de nos pays, vous savez. J'avais repeint les volets pour elle, pour sa vieille vie. Ma mère, je l'ai tuée. » « Ces écoles étaient devenues des maisons d'esclaves sans nom, sans famille, sans maison, pas d'ancêtres, pas de descendants, des bêtes qui avaient la forme de femmes avec ce qu'il fallait pour le plaisir des guerriers, chaque soir, chaque nuit et plusieurs fois jusqu'à l'aube, elles pensaient mourir, elles se tueraient, étranglées, pendues avec le voile noir qui les couvrait... »