Black out de l'administration C'est dur à voir. C'est cruel. La Tunisie est un pays qui peut s'enorgueillir de combattre avec succès la pauvreté et la précarité sociale. Mais le combat n'est pas encore fini. C'est une lutte de tous les jours. Car tous les jours, des enfants sont dans la rue soit pour mendier, soit pour vendre des bricoles, soit pour laver les pare-brises au moment des « feu rouge ». Le plus dur, c'est qu'ils sont exploités par les leurs. Un grand frère cynique et sans cœur ; un père qui chôme tranquillement... Reportage.
On les voit et on ne les remarque souvent pas, ou alors, notre regard se pose sur ce qu'ils vendent, mais ne croise jamais le leur. On s'arrête alors. On choisit ce dont on a besoin et on continue notre route sans garder le moindre souvenir de ces personnes, de ces mômes auxquels les aléas de la vie volent l'enfance. Seulement eux, ils ont de la mémoire et un jour ou l'autre le souvenir de tous ces gens qui passent indifférents devant leur malheur s'éveillera en eux... On les voit sur le bord de l'autoroute, dans des endroits déserts et dangereux, sur les trottoirs, dans les marchés... Ils sont là partout, sacrifiant leur enfance pour subvenir aux besoins d'un père chômeur ou d'une mère veuve incapable de se débrouilleur toute seule afin de nourrir toutes les bouches que son mari lui a laissées... Qui est responsable de ces enfants ? Leur famille qui les utilise consciemment ou inconsciemment ? Les organisations de protection de l'enfance ? Quel est l'avenir des ces enfants qui n'ont connu ni études, ni cinéma, ni jeux... Bref qui ne savent rien de ce que veulent dire les joies de l'enfance et qui n'auront un jour ni diplôme ni bagage ? Que feront-ils plus tard quand, un jour, ils en auront assez de vendre du pain ?
Anis, vendeur de gadgets : Tout son argent va à son grand frère auquel il achète même les cigarettes... Il a quitté l'école une fois qu'il a atteint la sixième année primaire. Anis dit qu'il est âgé de 16 ans, mais il paraît beaucoup plus jeune. Quelques questions nous ont prouvé qu'il n'a aucune notion des chiffres ni de l'âge. Après être resté deux ans sans rien faire, il a quitté sa ville natale, Sidi Bouzid, pour venir à Tunis vivre avec son frère aîné. On a pu remarquer ce dernier, debout sur le trottoir en face épiant son petit frère quand Anis lui a refilé quelques cigarettes qu'il lui avait achetées. Anis vend des gadgets d'amour, des initiales de prénom gravés de petits cœurs, des expressions et des déclarations d'amour, le tout dessiné sur des morceaux de bois décorant des porte-clés. Seulement, cet enfant, connaît-il quelque chose de l'amour dont il vend les symboles ? Il ne connaît même pas le nombre de ses frères et sœurs et en nous parlant il avait toujours l'esprit ailleurs et le regard évasif. Une sorte de malaise se dégage de lui. Absent, la seule chose qui interpelle son cerveau et le ramène à la réalité, c'est de vendre ces porte-clés tout au long de la journée qu'il passe en train de répéter la même phrase. Son père, quant à lui, possède un petit emplacement qu'il loue à des personnes pour qu'elles y vendent des vêtements et passe son temps à la maison. Il ne travaille pas, ses enfants le font pour lui... Anis donne tout son argent à son frère aîné qui l'héberge, il n'en garde même pas un sou... Son rêve : devenir apprenti en menuiserie. C'est peut-être pour fuir la rue et travailler au moins entre quatre murs...
Walid, mendiant : Agé seulement de 10 ans, il « hante » déjà les rues depuis un an pour faire l'aumône... La première chose qu'on remarque chez cet enfant debout à l'avenue Habib Bourguiba, c'est la profonde tristesse qu'expriment ses yeux. Orphelin de mère, son père les avait quittés, lui ses deux frères et ses cinq sœurs depuis cinq ans et Walid ne sait plus rien du tout de lui. Une histoire simple : un père délaisse quelques rejetons et s'en va... Walid dit qu'il est prêt à travailler n'importe quoi, mais pour le moment, il n'a que dix ans et ne fait que rôder dans les rues... Le corps frêle, il est plutôt silencieux, même en faisant l'aumône, il ne parle pas, il tend la main et vous regarde. Walid ne sait ni lire ni écrire. Il n'est jamais allé à l'école et sans doute aussi qu'il n'est jamais allé chez un médecin. La preuve ? Quand on l'a interrogé à propos d'une étrange cicatrice lui barrant tout le front, il a simplement répondu qu'on le saignait à chaque fois qu'il était malade... L'argent « gagné » lui sert pour subvenir aux besoins de ses frères et sœurs. Le plus âgé de la famille a 20 ans. Il travaille comme maçon.
Makhlouf, vendeur ambulant : De Sbiba (Kasserine) au Souk « Bou Mendil ». On y apprend à être commerçant ! Agé de 13 ans, il a dû quitter l'école depuis la quatrième année primaire sur ordre de son père. Ce dernier en avait ainsi décidé car l'enfant devait parcourir de longs kilomètres à pied pour arriver à Kontra où se trouvait l'école. Tendresse de père ? On arrête de le croire quand on sait que l'enfant est aussitôt envoyé à Tunis pour travailler au Souk « Bou Mendil » ! Tout comme Anis, Makhlouf travaille sous le regard bienveillant de son frère aîné chez qui il vit. Ce dernier n'est évidemment pas à ses côtés, il est en face rigolant avec des amis tout en contrôlant le bon déroulement des ventes. Il a pourtant 25 ans et il est marié, mais pourquoi se mettre au travail quand le petit frère est là pour le faire ? Seulement Makhlouf envoie tout son argent à son père, ce dernier est chômeur et a neuf enfants. Makhlouf ne ressent pas le malaise d'Anis, ni la tristesse de Walid. Il est souriant et paraît même trouver du plaisir à travailler au Souk. Normal, il se sent déjà homme, seulement, il n'a que 13 ans !
Mohamed, vendeur de pain sur les routes : Habillé de son tablier d'école, il passe son « heure déjeuner » à vendre le pain... Mohamed a 8 ans et il est encore élève en 3ème année primaire. Il passe son temps entre l'école, la vente du pain et la révision. Orphelin de père depuis 4 ans, il aide sa mère à subvenir aux besoins de la famille (deux sœurs et un frère). Il s'achète aussi quelques fournitures scolaires pour pouvoir continuer à aller à l'école. Tiendra-t-il le coup longtemps ? Pourra-t-il mener ses études jusqu'au bout ? Il le veut bien, mais personne ne peut en juger pour le moment... Le rêve de Mohamed est celui de devenir footballeur. Désir inconscient pour être célèbre et attirer tous ces regards indifférents ? Besoin de gagner beaucoup d'argent ? Amour du foot dont il ne trouve pas le temps de pratiquer ? Après tout, cet enfant n'a pas le temps de jouer... Hajer AJROUDI
Black out de l'administration Nous avons essayé de contacter le service de Protection de l'Enfance afin de discuter de ce problème et de l'avenir des enfants en situation précaire. Hélas, on ne pouvait nous répondre « sans l'autorisation du ministère des Affaires Sociales ». Oui, encore et toujours la bureaucratie entravant le fait de soulever un problème envahissant les rues et qui constitue une plaie sociale...